La militarisation de la police et ses conséquences irréversibles

Le temps d’un colloque, la campagne Stop Armes Mutilantes, lancée fin 2019, a réuni à Montpellier le samedi 2 juillet 2022, de nombreux collectifs, associations et ONG qui luttent contre les violences policières et soutiennent celles et ceux qui les subissent. Les Médias Indépendants de Montpellier (Le Poing, Rapports de Forces, La Mule, Radio Gi.ne) étaient présents pour couvrir l’événement.

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De l’usage des armes

C’est un point de départ, puisqu’il en faut bien un. Car la lutte contre les armes mutilantes doit bien commencer quelque part. Elle prend racine non pas dans une situation établie, mais bien dans un processus historique, dont nous sommes à la fois issu·es, mais auquel nous contribuons. Comprendre ce processus, c’est ainsi également se donner les moyens de l’influencer. Et si le constat est assez accablant, c’est pour cette raison que sont réunis autour de la table du matin Ian B, Pierre Douillard-Lefèvre et Paul Rocher.

Une militarisation progressive de la police

C’est un rapide historique qui place le contexte, un historique qui commence dans les années 1971, lorsque la première Brigade Anti Criminalité (BAC) est inventée. C’est le point de départ de la mise en place d’une logique d’organisation de la police reposant sur la force. Après cela, des Flashballs au LBD, en passant par les grenades à effet de souffle au lacrymogène, l’armement policier ne fait que se développer. Aujourd’hui, ces armes sont de quatre catégories différentes : les gaz, les effets de souffle, les grenades de désencerclement et les lanceurs de balles de défense.  « Les policiers sont devenus des soldats », assenait Pierre Douillard-Lefèvre devant une image comparant les équipements des forces de police dans les manifestations de mai 68 à ceux d’aujourd’hui. Des soldats qui utilisent des armes de guerre dans le maintien de l’ordre, c’est-à-dire dans la gestion de foule, ou lors d’opérations de police judiciaire dans les quartiers dits « populaires ». Des armes comme le LBD40, arme de catégorie A, ou dernièrement le fusil d’assaut HK G36.

La police est en guerre. La police est en guerre, mais elle ne l’est pas que sur le terrain. Car si ces évolutions favorisant les violences policières ont pu avoir lieu, c’est grâce au soutien d’une idéologie largement représentée dans l’espace public et diffusée en partie avec l’appui d’un système médiatique complaisant. C’est d’abord l’idée qu’il faut protéger les policiers de la violence urbaine et des « casseurs » qui a fait son chemin pour justifier l’armement massif des forces de l’ordre, y compris de la police municipale. Ainsi, une inversion de la responsabilité est opérée : c’est le manifestant éborgné qui est responsable de sa mutilation, le policier n’est qu’une victime se servant de la légitime défense. Une inversion constatée à de multiples reprises dans les médias, comme lorsqu’Yves Lefebvre, du syndicat FO-Police, avait déclaré sur Cnews, à propos d’un Gilet jaune ayant eu la main arrachée : « C’est bien fait pour sa gueule ! »

La militarisation est aussi celle du langage. On parle de « neutraliser des cibles » ou de « guérillas  urbaines ». « Nous sommes en guerre », répétait Macron. Ou plutôt, lui, est en guerre contre une frange de la population qui lui résiste. À travers la militarisation du langage médiatique et politique, et celui de la police, c’est en fait une militarisation de la société qui s’opère. C’est un cercle vicieux. Une part de la population adhère presque par dépit, à force de matraquage médiatique à ces idées, tandis qu’une autre part, celle qui lutte, est réprimée avec d’autant plus de force. Le principe est simple et bien connu, diviser pour mieux régner.

Les conséquences irréversibles de l’emploi des armes mutilantes

« Des corps détruits, des retentissements dans une vie future multiples, une vie sociale, familiale anéantie ; la mobilisation et la prise de conscience doit être globale sur l’utilisation des armes mutilantes, ce qu’elle dit de notre société dans le contrôle de sa population » nous rappelle Laurent Thines, neuro-chirurgien engagé au côté des blessé·es du mouvement Gilet jaune et intervenant au colloque sur la description des blessures.

Que ce soit aux frontières terrestres et maritimes, en manifestations ou dans les quartiers populaires, les relations difficiles avec la police sont légions, quotidiennes et dangereuses pour celles et ceux qui y ont été confronté·es et le seront encore. Elles s’inscrivent dans une évolution du Schéma national du maintien de l’ordre où il ne s’agit plus seulement de repousser un corps collectif mais aussi de frapper des corps individuels, nos corps.

Les libertés, comme celle de manifester qui nous permet «  dans des conditions normées une liberté d’expression qui est l’acte de rendre visible par le nombre une opinion », sont devenues un droit humain mis en danger nous rappelle Thierry Tintoni-Merklen – officier de police à la retraite et membre de l’Union syndicale Solidaire. On peut penser que la désertion des cortèges dans les manifestations est liée aux successions d’entraves nous empêchant d’exercer notre droit : la peur de la police, les risques liés au Schéma du maintien de l’ordre, la multiplication des procédures pour exercer cette liberté constitutionnelle, même dans le traditionnel défilé du 1er Mai !

Si la violence subie par les Gilets Jaunes a permis de visibiliser l’existence des pratiques scandaleuses de l’emploi des armes, elle ne constitue que l’extension de pratiques banalisées que subissent les jeunes des quartiers populaires depuis longtemps, les personnes perçues comme Noires ou Arabes en particulier et les migrant·es. Des violences longtemps restées invisibilisées, à l’abri du regard de la société civile jusque dans les lieux d’expérimentation qu’ont été les quartiers populaires, avec des Brigades Anti Criminalité mises en place spécialement pour eux.

« Au contact quotidien du milieu délinquant de voie publique, les policiers de la BAC sont spécialisés dans les interventions à risques en zones urbaines, particulièrement en milieux sensibles (cités ou quartiers hlm). » Définition des BAC, déclinées nationalement en 1994…

Juriste de formation, Mélanie Louis  anime le groupe de travail sur les violences policières initié à La Cimade en avril 2022, et bénéficie d’un parcours dans le domaine du droit des étrangers et du droit d’asile au sein du milieu associatif. « À l’égard des migrants les violences sont systémiques, exercées par l’État qui chasse, expulse, enferme, assigne les personnes étrangères. Cela favorise un climat propice à toute violence policière et symbolique, envers un public vulnérable qui ne connaît pas ses droits, et donc n’a pas recours à la justice, qui a eu un parcours traumatique pour arriver en France. Tous les ingrédients sont réunis pour des violences exercées à l’abri du regard de la société civile et sans écho médiatique.  Les opérations de police, les contrôles, les évacuations, les transferts de centres de rétention aux administrations, les interpellations à domicile, les gardes à vue, les mise à l’isolement, tout cela les associations n’y ont pas accès. Quant aux frontières, chasse gardée de la Police Aux Frontières, où sont affectés les policiers les plus jeunes et les moins bien notés, ce sont des chasses à l’homme, des courses poursuite dangereuses en montagne des retards de soins, des confiscations de papiers et des privations de liberté sans base légale….. » N’en jetez plus, dans cette folle saga où même la possibilité de déposer plainte est barrée dans la mesure où les délais de procédure sont incompatibles avec le parcours de la personne migrante. C’est bien la liberté d’aller et de venir, la dignité, le droit à la santé qui sont au cœur d’un harcèlement continu et permanent envers les migrant·es aux frontières.

Cette stigmatisation et ce contrôle d’une partie de la population ont été largement développés et repris par Christian Tidjani de l’Assemblée des blessé-e-s, fondée en novembre 2014 suite à la mort de Rémi Fraisse à Sivens, et réunissant des familles, des victimes et des collectifs agissant contre les violences policières. Cet intervenant était suivi de Mélanie, membre des Mutilé·es pour l’exemple, collectif de blessé·es du maintien de l’ordre, notamment lors du mouvement des Gilets Jaunes, qui a rappelé qu’il est urgent et nécessaire «  de tenir compte des quartiers populaires pour faire grossir la contestation y compris contre les armes mutilantes. Ces quartiers sont également matraqués financièrement par les procès-verbaux qui se sont multipliés, notamment dans la période du confinement et provoquent des surendettements. »

Christian Tidjani a pointé à quel point aujourd’hui les lycées des quartiers populaires sont les seuls lieux de contestation qui restent et qui doivent être soutenus par les syndicats et les organisations politiques : la première cible de la police dans les quartiers, c’est la jeunesse ! Mélanie, quant à elle, insiste sur le fait «  que les armes et les BAC ont été créées pour les quartiers populaires et que pour lutter contre ce système, il faut prendre le problème à sa racine, dans les quartiers. Les fouilles aux corps, les contrôles au faciès, parfois les viols, le look des baqueux, les véhicules Skodas aux vitres teintées (c’est interdit) qui tournent sans cesse dans le quartier pour faire peur, tout est fait pour intimider la population. La vérité des quartiers populaires c’est que rien n’est fait pour les personnes racisées, il faut combattre la police qui est l’école du désespoir ! »

Blessures et préjudices

Dans la confrontation aux violences, ce que l’emploi des armes fait aux corps se vit dans la chair : c’est une atteinte du corps et de l’âme, de l’image de soi, c’est une mutilation qui marquera les corps à vie. Une violence atmosphérique largement sous-estimée quand on ne l’a pas vécue et subie, une dignité menacée, des dégâts humains indéniables. Il est temps d’écouter et de laisser place aux témoignages nécessaires et fondamentaux pour exiger que l’emploi de ces armes cesse.

Dans la suite de ce tableau peu reluisant du climat entretenu par la police avec ses armes dans les quartiers, autour d’un café, Séraphine, la maman de Meryem, raconte comment sa fille a été blessée à la tête par un tir de LBD à l’âge de 5 ans à Chanteloup les Vignes dans le 78, près de Paris.

Témoignage de Séraphine la maman de Meryem blessée par une balle de LBD à l’âge de 5 ans

En Avril 2020 pendant la première période du confinement le papa de Meryem décide d’aller enfin se promener un peu dans le quartier de la ville de Chanteloup Les Vignes près de Paris avec ses deux filles. La petite fille veut aller montrer à sa grand-mère en bas de l’immeuble la première dent qu’elle avait perdue.  Manque de bol une altercation entre jeunes et policiers avait lieu un peu plus loin, «  une zone de guerre » dira Séraphine, ce qui fait rebrousser chemin rapidement au papa et ses deux filles. D’un coup Meryem tombe, son papa aussi, elle a été touchée par une balle de LBD sur le côté gauche de son crâne, tirée à plus de 100 mètres. Pleurs, propos incohérents, vomissements, appel aux pompiers, scanner avec plus de 3H d’attente ; verdict : fracture pluri-fragmentaire avec hémorragies, pronostic vital engagé, opération en urgence, trois jours de coma provoqué, trois semaines de rééducation, un suivi neurologique à vie, un traitement antiépileptique, tout cela en pleine période de COVID.

Les mots sont-ils suffisants pour décrire une vie bouleversée, une famille soudée, soutenue mais démolie, un déménagement en urgence parce que les enfants sont terrorisés et un suivi pour chaque membre de la famille. Au bout d’un an, la plainte déposée subit un classement sans suite pour « auteur inconnu », l’ ADN trouvé sur la balle n’a pas été exploité… Retour à la case départ, la famille se constitue partie civile, change d’avocat paie une consignation, c’est un ticket d’entrée qui peut-être dissuasif selon la somme, et maintenant c’est l’attente du retour du juge d’instruction. Il y a eu trois ans d’écoulés, beaucoup de mensonges, d’incompétence, Meryem a huit ans maintenant, une cicatrice qui court tout le long de son crâne et on espère que les préjudices vont s’arrêter là ! Mais comment redonner confiance à des enfants ?

Pendant les diapositives des blessures présentées par Laurent Thines – neuro-chirurgien – Séraphine n’a pas pu retenir son émotion et toute la salle était pétrifiée et en colère à l’écoute des récits, des images, des histoires qui ne doivent plus arriver. La projection du petit film animé réalisé par Red – street médic et illustratrice –  a permis de mieux comprendre la nécessité de la présence de soignant·es de rue, une pratique héritée des Black Panthers, depuis quelques années dans les manifestations. Les secours étant derrière les forces de l’ordre, les street-medics peuvent et doivent intervenir rapidement, et parfois trouver un refuge pour sécuriser la personne blessée en quelques minutes.

La principale conséquence émotionnelle de l’emploi des armes, c’est la peur, mais aussi une colère importante des populations envers la police, un espace public de confrontation sans la mission de dissuasion qui devrait être la sienne.

Laurent Théron, membre de l’Assemblée des blessé-e-s et militant à Sud-Santé, a été blessé au visage par une grenade de désencerclement en 2016 pendant le mouvement contre la loi travail, il y a laissé un œil. C’est un CRS en fonction depuis 15 jours, qui a lancé sa grenade de désencerclement alors qu’il ne savait pas s’en servir et qu’il n’était pas formé correctement au maintien de l’ordre. La suite, c’est cinq opérations, un angle de vision déformé, réapprendre tous les gestes du quotidien, des accidents de voiture avec une assurance, la GMF, qui a fini par le radier, et une prothèse pour « être comme vous, avec deux yeux. Une douleur qui revient sans cesse mais surtout mon image dans la glace ; c’est une modification violente de mon corps, la perte de mon regard, le regard des autres à travers le mien, parfois je préfère ne pas mettre ma prothèse. On devient ambassadeur des violences policières malgré soi ! »

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