Le parcours difficile des victimes à travers la fabrique de l’impunité

Le temps d’un colloque, la campagne Stop Armes Mutilantes, lancée fin 2019, a réuni à Montpellier le samedi 2 juillet 2022, de nombreux collectifs, associations et ONG qui luttent contre les violences policières et soutiennent celles et ceux qui les subissent. Les Médias Indépendants de Montpellier (Le Poing, Rapports de Forces, La Mule, Radio Gi.ne) étaient présents pour couvrir l’événement.

Partie 1 : La militarisation de la police et ses conséquences irréversibles

Partie 3 : Faire interdire les armes non létales : quelles solutions collectives ?

Des conséquences juridiques et financières épuisantes

Le moment de la blessure, de la mutilation ou du traumatisme, ne représente en réalité que le début d’un long périple judiciaire pour les victimes de violences d’État, comme est venue le détailler Chloé Chalot, membre du Syndicat des avocats de France (SAF) et avocate au barreau de Rouen. « Il y a nécessité à préparer les victimes pour un véritable parcours du combattant. » Dans le cadre des violences policières, en effet, l’action publique rechigne à s’exercer d’elle-même, voire pire, présente bien souvent une volonté d’entrave à la manifestation de la vérité et à la reconnaissance du statut de la victime.

Cette dernière devra multiplier les procédures : plainte au pénal visant à établir le délit, voire à faire condamner un policier, plainte au civil pour faire reconnaître la responsabilité de l’État et obtenir un dédommagement. Chloé Chalot explique la complexité pour les victimes à faire face à la Justice : le Parquet a une furieuse tendance à procéder à des investigations parcellaires et à classer les affaires sans suites, de concert avec l’institution police, juge et partie dans la conduite de l’enquête. Le corporatisme policier bat son plein et les faux témoignages ne sont pas rares. Ils s’additionnent à une culpabilisation de la victime lors de l’enquête ou même du procès. Reste alors à celle-ci à constituer par elle-même un dossier visant à saisir un juge d’instruction, plus indépendant. Toutes ces procédures constituent d’importants frais judiciaires pour les victimes, sans garantie de reconnaissance du préjudice vécu au bout du tunnel. Tandis que les dépenses judiciaires des policiers sont prises en charge par leur protection fonctionnelle.

Arié Alimi, membre de la Ligue des droits de l’Homme et avocat très impliqué au côté de victimes de violences d’État, était également présent pour témoigner de la difficulté à obtenir justice. La LDH est présente auprès des victimes et de leurs familles, notamment en menant un travail d’enquêtes citoyennes venant contrebalancer celles menées par la police. « La Justice fait en sorte d’éviter d’avoir à trouver la vérité car ces violences impliquent d’autres membres du corps d’État. » D’où l’importance de rendre les faits publics et de mener le combat sur tous les fronts, pour provoquer le débat dans la société.

Toutefois, le fonctionnement institutionnel Police/Justice se dresse comme un roc : « L’IGGN et l’IGPN sont des organes d’étouffement de la vérité judiciaire. » Dès qu’un nouveau cas de violences policières est publicisé, le ministère de l’Intérieur active la machine : on lance une enquête déontologique pour prendre de court le récit de la victime, on stigmatise cette dernière en la rendant responsable des violences subies et en faisant fuiter des informations fausses, orientées ou parcellaires, dans une presse souvent prompte au journalisme de préfecture. « Les juges sont de plus en plus prudents car il y a eu de gros mensonges : Geneviève Legay, Cédric Chouviat, Rémi Fraisse, Jérôme Rodriguez… » Dans tous ces derniers cas, les premières versions fournies par les autorités publiques se sont avérées fausses. « Les juges d’instruction aussi se rendent compte que leurs outils sont corrompus. » Ce sont en effet les policiers qui exécutent leurs ordres d’enquête. Arié Alimi estime ainsi que le combat doit aussi passer par des plaintes contre l’IGPN et multiplier les mises en examen de policiers impliqués dans des violences policières. Avec pour prochaine étape d’aboutir aux poursuites contre les donneurs d’ordres, les responsables politiques des violences d’État.

D’où la nécessité de développer des moyens de contre-enquêter et de manifester des preuves de la vérité. C’est notamment l’objectif que s’est fixé Index, un collectif présenté lors du colloque par Alexander Samuel, un scientifique bien connu du milieu militant pour avoir mis en lumière la dangerosité des gaz lacrymogènes. Héritier de l’expérience menée par le cabinet Forensic Architecture outre-Manche, Index procède à des modélisations en 3D visant à reconstituer et établir des violences d’État, en se nourrissant des preuves disponibles notamment sur Internet (vidéos Youtube, etc). Cette pratique permet de confronter des visions (la version policière, celles des témoins ou de la victime) et de tester des hypothèses, ce qui aboutit parfois à démontrer les faux témoignages de policiers. « C’est un outil objectif, extrêmement puissant », et qui est à même de fournir des éléments solides aux avocat·es des victimes afin d’obtenir justice.

La fabrique de l’impunité : une stratégie d’État

Si obtenir justice dans le cadre des violences policières est une gageure, c’est que les victimes opèrent face à un véritable système où l’État cherche en tous points à s’exonérer de ses responsabilités. Ainsi de Christian Tidjani de l’Assemblée des blessé·es, qui est parvenu, au bout d’un long processus judiciaire, à faire reconnaître au pénal la responsabilité de l’État et du policier ayant gravement blessé son fils Geoffrey d’un tir de LBD dans la tête en 2010, dans le cadre d’un mouvement lycéen. Toutefois, le jugement obtenu s’est vu inversé au civil : la Justice a considéré que ce n’était pas à l’État (et notamment au ministère de l’Intérieur) d’indemniser la victime, mais au policier auteur du tir, ce qui aboutit en général à ce que ce soit le Fonds d’indemnisation des victimes qui compense le préjudice subi.

Comme le rappelle M. Tidjani, la volonté de l’État d’échapper à ses responsabilités se constate jusque dans les documents budgétaires du ministère de l’Intérieur ou de l’Assemblée nationale, qui évoquent des pistes pour réduire les dépenses liées à l’indemnisation des victimes de violences policières, notamment depuis le mouvement des Gilets jaunes. Et ce, en dépit de l’alerte lancée en 2015 par le Défenseur des droits Jacques Toubon, qui avait appelé à mesurer la violence du maintien de l’ordre pour épargner un risque considérable pour l’État de devoir indemniser en masse. On notera aussi la volonté politique d’aller plus loin : une proposition de loi déjà recalée à trois reprises mais soutenue par des politiciens et des syndicats policiers, vise à interdire aux auteurs de crimes ou de délits de se porter partie civile contre leurs victimes ou contre les forces de l’ordre. Il suffirait ainsi de faire condamner une victime de violences policières pour le délit présumé ayant entraîné son propre préjudice (un refus d’obtempérer ou la participation à un groupement par exemple) afin de lui interdire le droit à la justice.

Ian B, du collectif abolitionniste Désarmons-les !, est venu quant à lui exposer comment, techniquement, le déni de vérité opéré par l’État aboutit à un déni de justice. Lorsqu’une violence d’État se produit, notamment quand elle est mortelle, les victimes ou leurs familles sont exclues de la scène de crime, des laboratoires scientifiques, et n’ont pas accès réellement aux moyens et aux données du travail judiciaire (corps, scellés). Elles sont par ailleurs écartées de tout débat contradictoire avec les magistrats. Ainsi se dessine la fabrique du non-lieu, à l’abri des regards.

Pour Ian B, on distingue plusieurs acteurs clés de la fabrique de l’impunité : la police et la préfecture, agissant de concert avec les médias, pour criminaliser les victimes et légitimer la violence subie ; les syndicats policiers, qui accompagnent les auteurs de violence et communiquent avant même que l’enquête ne soit close ; les enquêteurs de l’IGPN, qui construisent un récit le plus à charge possible contre les victimes, en 48 à 72h suivant les faits ; les procureurs, qui qualifient bien souvent ces faits à la baisse ; les experts, validant la compatibilité de l’hypothèse judiciaire avec les éléments du dossier, sans plus tester d’autres hypothèses ; et enfin, les juges, qui s’expriment sur la relative cohérence du récit policier, et cochent la case « non-lieu » lorsqu’il est impossible d’identifier l’auteur des violences policières, ou valident la thèse de la légitime défense, un régime assoupli par la loi depuis 2017 pour les fonctionnaires de police.

La légitime défense, seul cadre légal de l’usage d’une arme létale en France, c’est ce qu’est venu mettre en lumière Issam El-Khalfaoui, père de Souheil, tué par un policier à Marseille en août dernier, pour un refus d’obtempérer. Dans son cas, le Parquet a classé l’affaire sans suite, reconnaissant la légitime défense du policier. Les nouvelles conditions données par la loi de 2017 émettent un cadre spécial dans le cas où un policier tirerait sur le conducteur d’un véhicule : le tir est légitime si le conducteur ou les occupant·es sont « susceptibles » d’attenter à leur vie ou celle d’autrui. Un terme qui laisse largement la place à l’interprétation, tant par l’auteur du tir que par la Justice.

« Aujourd’hui, 98% des cas de légitime défense sont classés sans suite sur la parole des policiers. » La Justice s’arrange pour faire entrer le tir mortel dans le cadre de la légitime défense. Or, de multiples cas de mensonges ont été prouvés, selon Issam. Mais charge est toujours à la victime de prouver la culpabilité ou le mensonge policier, on se trouve donc de fait, dans une présomption de légitime défense, qui vient de plus se conforter par les agissements de la police et de la Justice.

Dans l’affaire Souheil, quatre versions policières se sont retrouvées reprises par la presse le soir même de la mort du jeune homme et de nombreux témoins n’ont pas été entendus par l’IGPN au cours de son enquête. Le procureur n’a pas placé le policier auteur du tir en garde à vue et entend l’interroger en dernier (ce qui lui permet d’adapter au mieux sa version). Il n’a pas mené d’enquête de voisinage pour mettre au jour de nouveaux témoins, et les vidéosurveillances ayant pu éclairer la scène ont disparu. Pour Issam, « le procureur a torpillé l’enquête en appliquant la présomption de légitime défense. » Pour résumer sa conclusion : la police tue en bafouant le droit des victimes. L’État tue en utilisant l’IGPN, en finançant la défense des policiers, en ne les formant pas assez et en les armant toujours plus.

Des choix politiques sécuritaires comme seules réponses aux exigences d’égalité  et de protection de la population. Une stratégie de contrôle des « classes dangereuses » et de leurs territoires d’habitation sur le modèle d’une « guerre intérieure », impunités policières, discours politiques et médiatiques stigmatisant les quartiers populaires, infiltration de l’extrême-droite, etc… l’ensemble de ces ingrédients ont fini avec le temps par se cumuler et interagir pour se renforcer l’un l’autre c’est-à-dire par faire système.

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