“Look up” ont demandé 32000 personnes à la marche pour le climat de Paris le 12 mars 2022. Les responsables politiques, les entrepreneurs et les bureaucrates n’ont pas pu résister à une telle force, ils ont compris leurs erreurs, et dès le lendemain l’histoire a changé. Ce fut une véritable révolution écologique, complètement pacifique, une prise de conscience collective. Et tout est parti d’un film produit par Netflix! N’est-ce pas fou?
C’est (caricature à part) à peu près la sensation qu’on retient des intentions des organisateur⋅ices de la marche de samedi dernier (les principales organisations à l’origine de l’appel: Alternatiba, les Amis de la Terre, Notre affaire à tous, Attac, Action Non Violente-COP21). Une mobilisation massive, aux mots d’ordre plutôt vagues. La principale préoccupation semblait être qu’ “on ne parle pas assez du climat”. Le thème doit revenir au centre du débat public, et quelle meilleure occasion que la campagne présidentielle pour marteler aux candidat⋅es qu’on veut plus d’action contre le changement climatique? Les associations organisatrices de la marche visaient explicitement cela : démontrer qu’un grand nombre de Français⋅es sont concerné⋅es par le sujet, et sont prêt⋅es à… tout ? En tout cas surtout à défiler. Car c’est un des seuls espaces d’expression que les organisateur⋅ices ont laissé aux manifestant⋅es. Les impressions de La Mule sur ce happening du climat.
ON NE PARLE PAS ASSEZ DU CLIMAT?
Le défilé s’est déroulé de la place de la Nation à la place de la République dans le plus grand des calmes. La police était entièrement absente et suivait le cortège de loin, en tête. Malgré cela, aucun débordement majeur n’a eu lieu sauf quelques collages, faits par Attac, de l’action anti-publicitaire, et quelques tags. Le reste de la manifestation se résumait essentiellement au char de tête, affublé d’une scène sur laquelle les prises de parole ont succédé aux chansons et aux chorégraphies à thème climat. Une impression de fête qui a dérangé plus d’un⋅e participant⋅e: “Mais qu’est-ce que tu veux fêter, c’est la catastrophe!” s’écrie Alberto1, militant italien, qui défile avec le drapeaux des “No TAV”2. D’autres sont plus enthousiastes : Loïc partage son impression d’être “avec des personnes dont je partage le point de vue. Ça fait du bien, alors que dans la vie quotidienne, on se sent plutôt isolés“. Pour Claire : “C’est une bonne occasion de connaître plein d’associations et de collectifs, et d’être informée sur les faits. Ça donne un peu le courage d’agir“.
Au sein de la manifestation, les mots d’ordre sont disparates. On compte beaucoup de “pas d’écologie sans lutte des classes” sur les pancartes, et en général une critique de la gestion de la crise climatique et des priorités du gouvernement Macron. Gilles, Gilet Jaune de la première heure, explique son choix de se rendre à cette marche : “Je pense que le climat a toujours été important pour les Gilets Jaunes, et malgré l’image qu’on a donné d’elles et eux, c’est un mouvement véritablement écologiste“. Interrogé sur l’absence de ses camarades, il répond que “il y avait d’autres manifestations aujourd’hui. Moi je considère très important notre liberté et la lutte contre le pass vaccinal, mais le climat est une priorité“. Reste entière la question du pourquoi donc il y aurait d’autres manifestations, si le climat est le plus important des sujets. Elle est vite “répondue” : lorsque les marches Climat ont fait un pas vers le mouvement social, elles ont rapidement fait machine arrière. On se rappelle par exemple du 21 septembre 2019, lorsque des organisations comme Greenpeace ont quitté le cortège en raison d’une trop grande violence des manifestant⋅es, surtout du côté Gilet Jaunes. Les mouvements diffèrent profondément sur la vision de ce qu’est le politique et de comment on l’incarne avant même qu’il n’arrive sur les programmes.
D’un côté, depuis des années le mouvement Climat fait concrètement des pas vers le social et élargit son discours, avec des mots d’ordre comme “Fin du monde, fin du mois, même combat“. Julie, militante de la Maison de l’écologie populaire de Bagnolet, Verdragon, incarne cette attitude: “On vient à cette marche pour montrer qu’on est ensemble, qu’on veut pas de cette campagne qui est complètement hors-sol et qui ne parle pas du tout des sujets importants qui sont la justice sociale et climatique“. L’énorme croissance de mouvements comme Extinction Rébellion et la diffusion des tactiques de désobéissance civile est interprétée comme un symptôme de la massification et de la diversification du mouvement. Pourtant, en se réduisant à du plaidoyer lors de la campagne électorale, la marche du 12 mars touche à une contradiction cruciale dans la vision politique du mouvement : à la fois, l’énorme majorité des Français⋅es considère le sujet comme d’une importance vitale, il faut donc faire appel aux décideurs ; et en même temps, le constat que ces mêmes décideurs n’ont fait aucun pas dans la bonne direction ces dernières années est implacable.
Le choix du slogan “Look Up” sonne bizarre à cet égard. Il présuppose en même temps qu’il faudrait éveiller les consciences, et que les personnes défilant ce samedi sont là pour le rappeler. Quelles consciences seraient donc à réveiller, et avec quelles méthodes? Celles des politicien⋅nes? Celles des “gens”? La réponse ne vient pas de la marche de samedi. D’autant plus que le film auquel elle fait référence le slogan, “Don’t look up”, part de présupposés problématiques sur la question du climat : en premier lieu en la réduisant à la symbologie cosmique de la comète, dans laquelle la catastrophe n’a rien à voir avec l’activité de l’être humain ; en deuxième lieu en donnant le rôle de “sauveurs” à deux scientifiques, qui “réveillent” une population complètement indifférente.
Une vision des choses qui nie toute capacité d’agir aux individus et aux personnes organisées collectivement. Une vision qui conduit finalement à l’impasse de mots d’ordre vaguement “antagonistes” mais dont on ne saisit pas l’applicabilité matérielle. Au sein de la marche, beaucoup de pancartes l’indiquaient : on sait que ce sont les grandes entreprises qui polluent, on sait que les politicien⋅nes les protègent et en sont influencé⋅es. On sait exactement quels projets sont nuisibles et quelles dynamiques sont destructrices. Les politicien⋅nes le savent aussi, mais iels noient l’opinion publique dans une marée de “Il n’y a pas d’alternatives” et surtout de Greenwashing (On rappelle que les Jeux Olympiques de Paris 2024 vont être les plus verts de l’histoire). Face à cette situation, le mouvement climat tel qu’il se présentait dans la marche du 12 mars se trouve dans une impasse.
Mais le mouvement n’est pas composé que des organisateur⋅ices de la marche. Un petit cortège des luttes locales était aussi présent pour montrer tous les enjeux pour lesquels on se bat en Île-de-France. Ces luttes incarnent le lien entre justice sociale et environnementale, et utilisent souvent des tactiques très radicales, allant jusqu’aux blocages et aux sabotages. Plusieurs jeunes activistes portent le même désir de changement radical, et l’ont montré au sein du cortège, avec leurs tags et leurs discours. Pour Alberto, le militant italien, par exemple “Ce n’est pas possible de défiler comme ça sans rien faire, sans montrer que t’es prêt⋅e à un peu de conflit. Ici (en France, ndlr) tu peux mobiliser facilement beaucoup de personnes, mais une fois que t’as le nombre qu’est-ce que tu fais? Est-ce que toutes ces personnes vont faire quelque chose véritablement?”
Il ne s’agit pas de voire une prétendue radicalité dont les luttes locales seraient porteuses en contradiction avec une mobilisation de masse considérée comme inutile. Toutes les grandes associations organisatrices de la marche agissent aussi sur le plan local, et ont leurs stratégies politiques. La massification en fait partie, et elle est une forme légitime de lutte. Elle peut véritablement apporter une énergie nouvelles aux luttes. Des rencontres peuvent avoir lieu, des nouvelles idées apparaître au sein de manifestations massives, comme la lutte des Gilets Jaunes en témoigne. Les frontières entre les marches et l’action directe sont également poreuses, comme le rappelle cette tribune d’Attac. L’appel à la diversité des tactiques que formule l’organisation parcourt tout le monde de l’activisme depuis longtemps, et tout activiste, tout collectif ne rêve que de se sentir partie d’un vaste mouvement, tout en conservant son approche spécifique.
C’est précisément ce qui manquait dans la façon d’organiser cette marche du 12 mars. Les bénévoles de “Action non violente-COP21” encadraient le cortège, en rappelant à qui marchait sur le trottoir, de descendre dans la rue, parce que “Sinon la préfecture ne nous compte pas dans le nombre des manifestants“. Arrivé⋅es sur la place de la République, un cordon de ces activistes en gilets jaunes nous attendait, pour séparer les militants “du climat” de ceux qui se rendraient au rassemblement pour l’Ukraine qui se déroulait en même temps. Participer à la marche de cette façon revenait en quelque sorte à déléguer sa capacité de décider de la meilleure façon d’exprimer sa colère. Le 12 mars, l’espace public n’était pas ouvert à la contestation et au débat, il était géré par des organisations qui véhiculaient, organisaient et canalisaient la parole publique. Une grosse différence avec les marches du 8 mars, par exemple, véritables lieux de débat et d’apprentissage malgré le caractère festif et la présence de grosses organisations réformistes (lire nos articles ici et ici, dans le dossier collectif sur le 8 mars).
MARCHER POUR MARCHER
Dans son dernier ouvrage Comment saboter un pipeline, le chercheur suédois Andreas Malm fait un plaidoyer de l’action directe pour le mouvement climatique. Il théorise particulièrement la violence directe à la destruction de la propriété privée et des moyens de production qui causent le dérèglement climatique. Sa critique de la non-violence rejoint celle faite par d’autres penseurs de l’action collective, et activistes écologistes, comme Peter Gelderloos (Comment la non-violence protège l’état). Selon Malm, le mouvement écologiste n’a jamais été aussi mobilisateur : jamais autant de personnes ont participé aux manifestations pour dénoncer la situation, jamais le thème n’a été aussi important pour une large partie de la population. En même temps, le mouvement écologiste de masse qui s’est profilé ces dernières années, se présente comme le “bon enfant” de la politique, refusant activement toute action visant la dégradation ou la destruction de la propriété privée. On se souvient peut-être des tags contre les violences policières effacés par XR (Extinction Rebellion) après l’occupation de la place de Châtelet, à Paris, en octobre 2019. Si cette attitude du mouvement climat lui a valu des relations plutôt pacifiques avec la police, élabore Malm, elle lui vaut donne aussi une inefficacité phénoménale, face à une situation d’une urgence sans précédent. Pour Malm, diversité des tactiques signifie acceptation de la nécessité d’une action destructrice et directe, sans renoncer aux grandes mobilisations et au plaidoyer.
Les mobilisations massives, en somme, doivent se construire avec les autres formes de lutte, construire leur légitimité petit à petit. Elles doivent être capables de se renouveler dans un rapport direct avec leur base. L’exemple d’XR est prégnant : le mouvement a largement évolué ces dernières années et malgré les critiques qu’il continue de s’attirer, il occupe une place importante au sein des luttes écologiques. Beaucoup de ses activistes se retrouvent sur les ZAD, dans les occupations, dans les blocages, dans des sabotages, et aussi dans les marches Climat. Un autre exemple encore plus important la construction du mouvement écologiste est la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : la manifestation qui a permis la réoccupation du bocage, le 17 novembre 2012 (il y a dix ans, de quoi faire réfléchir sur la réussite du “mouvement climat”) comptait 40000 personnes, et ce, loin de la capitale. Le mouvement de la ZAD est un exemple réussi de construction par le bas d’une véritable mobilisation massive.
Le collectif parisien Désobéissance écolo Paris a appelé dans une tribune récente les grandes organisations à l’origine de la marche, et généralement les associations écologistes plus reconnues au niveau institutionnel, à “apprendre à lâcher la main pour faire avec d’autres, questionner leurs méthodes et accorder l’espace nécessaire aux militant-es qui souhaitent exploser les cadres de mobilisation. Il faudrait qu’elles aident à faire exister les combats existants, depuis leur assise institutionnelle. Qu’elles choisissent leur camp.” Ce ne serait pas, en somme, l’objectif de massification de ces organisations, ni leur stratégie politique, qui seraient à déplorer, mais plutôt le manque de coordination avec le reste d’un mouvement qui pourtant existe. Les luttes écologiques sont fortes et mobilisent, mais le font sur des enjeux concrets et avec des objectifs précis. La marche du 12 mars, avec son Service d’Ordre bienveillant, ses slogans généralistes, ses pancartes pré-imprimées et ses chansons à répéter tous ensemble, ne semble pas avoir répondu à l’appel.
1. Tous les noms ont été modifiés.
2. Mouvement contre le TGV qui devrait relier Turin et Lyon, et qui causerait selon ses opposants d’énormes dégâts écologiques. Pour les dimensions de la lutte, un véritable mouvement populaire, et pour les tactiques employées, le No TAV a été comparé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (lire, du Collectif Mauvaise Troupe: La ZAD et le No TAV).
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