Ah, les sondages… Si les sondages avaient raison, Hillary Clinton aurait été présidente des États-Unis, le Royaume-Uni serait encore dans l’Union européenne, laquelle aurait une Constitution, Lionel Jospin et Alain Juppé auraient été présidents… On le sait, les sondages ne sont pas censés prédire l’avenir, mais correspondre à une tendance à un instant T. Sauf que forcément, la vérité est ailleurs, et parfois, la façon dont ils sont faits ou exploités est très discutable.
Les dérives intellectuelles
Autour de Montpellier, on a eu le cas presque mignon de ce sondage publié mi-octobre 2021 dans le Midi Libre concernant le chantier controversé du Lien. « S’il est à prendre avec des pincettes, il donne un avis général », prévient le quotidien. Les habitants de Grabels, « presque unanimes », y sont présentés comme « divisés » mais « la grosse majorité d’entre eux veulent en finir avec ce blocage ». 78% des habitants de Grabels seraient pressés de voir le chantier du Lien se terminer. La pincette à prendre, c’est que ce sondage a été publié sur le compte Facebook d’une correspondante, et qu’une poignée de participants seulement y ont répondu. « Alors que l’immense majorité de la population de Grabels est opposée à la route », râle le maire (LFI) René Revol.
Relevons aussi le cas assez ridicule de CNews, sur le plateau de Pascal Praud, le 27 octobre dernier. A partir d’un sondage pourtant bien fait de Harris Interactive pour le magazine Challenges, la chaîne a réussi un triple exploit : enlever 3 points à Yannick Jadot, titrer « Zemmour en hausse » alors que son résultat était stable (ben voyons), et surtout, donner un total d’intentions de vote de 103 % ! Avant de se corriger et rendre ses points à Jadot, pour arriver cette fois à un total de 106 % ! Et sans compter les petits candidats… Avançant qu’elle a eu le tort d’additionner les résultats de trois candidats LR (Bertrand, Pécresse et Barnier, jamais sondés simultanément), la chaîne de Vincent Bolloré a dû présenter des excuses.
Une science inexacte
Même lorsqu’ils sont faits (et présentés) sérieusement, les sondages restent tributaires de la bonne foi de ceux qui y répondent. Et là-dessus, il n’y a pas grand-chose à faire. Aujourd’hui, l’usage fait que la grande majorité des sondeurs utilisent des « access panels », des listes de personnes volontaires (et rémunérées) pour répondre à des sondages. Le 4 novembre dernier, le journaliste Luc Bronner a publié dans Le Monde une enquête édifiante. Pendant six semaines, il a participé à plus de 200 sondages (très variés), pour les plus grands instituts, dans lesquels il falsifiait son identité, son âge, son sexe, sa profession, ses réponses… sans aucun contrôle. Bien sûr, on ne peut jamais s’assurer de la sincérité des répondants. En 2002, par exemple, beaucoup de gens n’osaient pas dire, au face à face comme au téléphone, qu’ils voteraient pour Jean-Marie Le Pen.
En ce sens, l’apparition d’Internet est une chance. « C’est génial pour les sondages » estime Jean-Pierre Pillon, secrétaire permanent de la Commission des sondages, qui indique que « en 2017, tous les instituts sur Internet qui utilisaient des panels ont donné de bons résultats ». Mais Internet ne garantit rien. Jean-Yves Dormagen, co-fondateur de l’institut Cluster17 (qui lui n’utilise pas de panel), sait bien qu’un sondage ne peut être exact. Et prévient : « Ce n’est pas rendre service aux sondages que de les présenter comme des vérités révélées indiscutables. […] Ça reste une enquête, soumise à beaucoup de problèmes, beaucoup de limites, beaucoup de biais, beaucoup d’incertitudes, et c’est normal, ça fait partie du truc. […] C’est une estimation sur la base d’un échantillon. »
L’overdose ?
Voit-on trop de sondages sur la présidentielle ? Jean-Pierre Pillon indique que pendant cette campagne, « l’Ifop et Opinion Way sortent un sondage par jour en rolling (500 personnes sont interrogées chaque jour, pour un échantillon de 1500 personnes, il faut donc compter les résultats des trois derniers jours), Ipsos et Harris Interactive en sortent un par semaine ». Pourtant, il compte « 130 sondages de moins qu’en 2017 », où la primaire de la droite par exemple, avait passionné les sondeurs.
« Je préfère qu’il y ait beaucoup de sondages que trop peu », indique Jean-Yves Dormagen. « Il ne faut pas vouloir qu’il y ait moins de sondeurs. Moins il y en a, plus vous leur donnez de pouvoir. Mieux vaut du nombre, de la pluralité, qu’un petit nombre de grands instituts qui ont le monopole », argumente le professeur de Sciences Politiques à l’Université de Montpellier, qui regrette d’ailleurs « que les Universités n’en fassent pas ».
Mais une abondance de sondages n’influe-t-elle pas sur le résultat final ? Est-ce qu’un partisan de Philippe Poutou ou de Jean Lassalle par exemple, ne va pas changer son vote à force de voir son candidat à 1% ? « Si vous votez Poutou, ça ne vous intéresse pas de savoir où il se situe dans les sondages ? », répond Dormagen, qui, s’il reconnaît « participer indirectement à l’opinion publique », ne « croit pas que les électeurs soient des pantins qu’on manipule. Ce ne sont pas les sondages qui font le vote, c’est l’inverse ». Cluster17 indique cependant que les électeurs de Lassalle et Poutou sont parmi les moins sûrs de leur vote (à 35% et 42%).
Les dérives médiatiques
Le souci des sondages, ce n’est pas tant leur nombre, ni leur fiabilité, c’est l’usage qu’on en fait. Ouest-France a carrément fait le choix de ne pas participer à la « grande manip’ » et de ne publier aucun sondage sur la présidentielle jusqu’à l’élection. Dans un billet intitulé Les sondages, inquiétantes dérives, publié le 23 octobre dernier, son rédacteur en chef, François-Xavier Lefranc, l’exprime ainsi : « La leçon n’a jamais été retenue : à chaque élection, on veut connaître le résultat avant même que les Français aient voté. Cette année où l’on est allé jusqu’à imaginer convoquer les sondeurs pour désigner les candidats, on atteint des sommets. […] Les sondeurs qui, quoi qu’en disent certains, sont des professionnels sérieux ont beau rappeler que leurs enquêtes donnent seulement une photographie à un instant précis, qu’il faut évidemment tenir compte des marges d’erreurs, qu’il ne faut pas faire dire aux sondages ce qu’ils ne disent pas, rien n’y fait. Les sondages sont pris pour argent comptant. […] Le temps passé à commenter les sondages détourne les personnalités politiques et les médias de l’essentiel : la rencontre avec les citoyens, l’échange approfondi, le débat d’idées, l’écoute de ce que vivent les gens au quotidien, de leurs inquiétudes, de leurs espoirs. »
Joint par La Mule, François-Xavier Lefranc précise : « Ce que j’ai voulu dénoncer, c’est pas tant les sondages, c’est le matraquage des intentions de vote. » « Je n’en veux pas aux sondeurs, je ne remets pas en cause leur sincérité. J’en veux aux médias », explique le red’chef d’Ouest France, « atterré par le nombre de journalistes » qui en font leurs choux gras. « L’info doit être fiable et vérifiée. Et un sondage ne peut pas être fiable », estime celui qui déplore qu’« à partir d’un panel de 1000 personnes contestable, – vous savez qu’on ne sonde jamais les Outre-Mer, c’est trop cher – on vous donne l’avis de 46 millions d’électeurs ». Mais voilà, « un sondage, ça fait de l’audience, ça ne se vérifie pas et donc, on présente une info qui n’est pas fiable ». Et qui pèse lourd dans le débat.
« Il est inquiétant qu’un personnage comme Zemmour ait le plus fort temps de parole, y compris sur le service public. Au nom de quoi ? De sondages qui sortaient et en ont fait un sujet. On est à deux mois de la présidentielle, c’est du sérieux. Si vous voulez savoir ce que pensent les Français, allez au marché, installez-vous dans un café. Allez sur le terrain. Les sondages nous éloignent des gens. »
Encore une fois, « des sondages faits sérieusement peuvent nous aider à comprendre le fonctionnement d’une société. Je pense que les sondages peuvent nourrir la réflexion, c’est une photo à un moment donné. Mais si on dit « voilà les sondages, voilà la vérité ! »… Il est temps de dire stop. On est dans une période de grosse défiance envers les journalistes, et ça se comprend. La confiance, ça se mérite. Et quand on utilise des sondages pour faire de l’audience… Notre métier, c’est du sérieux. Faut faire le boulot sérieusement ».
Lire la première partie du dossier : Cluster 17, critiqué par la Commission des sondages, lâché par Marianne
Lire la deuxième partie du dossier : Jean-Yves Dormagen répond aux critiques et défend sa méthode
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