Cluster17 est un nouvel institut de sondage qui publie ses études sur son site internet, lancé le 9 novembre dernier. Chaque semaine, il publie un sondage sur les élections présidentielles accompagné d’analyses et d’autres enquêtes, reposant sur une méthode présentée comme novatrice. Très vite, ses sondages sont largement relayés sur Twitter. Début janvier, ils sont également publiés dans l’hebdomadaire Marianne, qui en fait son partenaire… jusqu’à l’intervention de la Commission des sondages, très dubitative quant aux méthodes originales de ce nouvel institut.
Le président et co-fondateur de Cluster17, Jean-Yves Dormagen, est un chercheur renommé. Professeur de Sciences Politiques à l’Université de Montpellier depuis 2005, il y a dirigé le Département Sciences Politiques (de 2007 à 2014), et créé le master Métiers des études et du conseil (M2CO). Spécialiste du comportement électoral et de l’abstention, il publie régulièrement des articles dans des revues scientifiques ou des tribunes dans Le Monde.
Politiquement, son parcours est pour l’instant moins réussi. L’Agglo’Rieuse lui a tiré un portrait peu flatteur avant les élections municipales de Montpellier, en 2020. Il était alors également directeur de campagne de l’écologiste Clothilde Ollier. Longtemps donnée gagnante, la candidate avait finalement échoué à se qualifier pour le second tour (septième, à 7,25 %), après s’être fait retirer l’investiture d’EELV. Et Jean-Yves Dormagen s’était retrouvé bien malgré lui dans une histoire de caniveau comme seules les campagnes électorales savent les faire. Passons…
« À la frontière entre laboratoire d’études d’opinion et média d’analyses », Cluster17 est un site remarquable. Coloré, ludique, bien foutu, il fait passer l’internaute d’un onglet à l’autre, les sondages s’accompagnant d’analyses pleines de statistiques. Après « trois ans de recherche », la méthode consiste à fragmenter la population en 16 familles idéologiques : les fameux clusters. S’il correspond au jargon du sondage (littéralement « groupement »), ce mot renvoie indirectement – Covid oblige – à l’idée d’un « foyer épidémique de pensée ».
Pour différencier les « solidaires » des « identitaires » ou autres « anti-assistanat », l’onglet « Trouver mon cluster » propose trente questions. Celles-ci sont choisies parmi des propositions de candidats sur une quinzaine de sujets nécessairement clivants. On y regrette l’absence de propositions sur l’égalité hommes-femmes, les quartiers populaires, l’euthanasie… L’islam, la laïcité ou les racines chrétiennes de la France, l’immigration, les étrangers, la peine de mort pour les terroristes, prennent huit questions sur trente. Tant pis pour la qualité de la campagne et le pluralisme d’idées. Il est demandé à chaque proposition d’indiquer si on y est « très défavorable », « défavorable », « favorable », ou « très favorable ». Impossible d’être neutre, et impossible d’esquiver une question. Réponse obligatoire.
En tant que « multiculturaliste » (comme 8 % de la population), je suis ravi d’apprendre que j’ai 0 % de chances de voter Zemmour, Le Pen, Dupont-Aignan, Pécresse ou Lassalle. Mon champion, c’est Mélenchon (à 53 %, loin devant Jadot et Poutou). D’ailleurs, il y a 67 % de chances que j’aie déjà voté pour lui en 2017. En tout cas, Yolande Moreau est la mieux placée pour être mon actrice préférée.
Cluster17 se fait vite un petit nom, notamment sur Twitter (plus de 6000 abonnés), où ses sondages sont largement relayés. Début janvier, l’institut devient une société (sans salarié) et conclut un partenariat avec Marianne. L’hebdomadaire fait sa Une du 7 janvier en invitant ses lecteurs à découvrir quelle est leur « tribu politique ». Dès lors, chaque semaine, Marianne publie des sondages de Cluster17. Sur la présidentielle bien sûr, mais pas que. Dans le numéro du 10 février, on apprend par exemple que 48% des Français sont pour la vaccination obligatoire, et que 44% sont favorables à la politique sanitaire du gouvernement…
Sauf que… la Commission des sondages, l’autorité de contrôle de la qualité des sondages électoraux, se montre très critique. Dès le 8 janvier, lendemain de la couv’ de Marianne, elle publie un communiqué, indiquant notamment que « Cluster17 a publié des estimations d’intention de vote ventilées par cluster, sans préciser l’effectif utile particulièrement faible des sous-échantillons correspondant à chaque cluster ». Sans réaction de Marianne ou de Cluster17, la Commission hausse le ton le 4 février, et ordonne à l’hebdo de publier la « mise au point » suivante :
Jean-Pierre Pillon, secrétaire de la Commission des sondages, explique à La Mule ses réserves. Sur la méthode d’abord : « Les gens qui sont dans un panel ont donné leur accord pour être interrogés, ils sont rémunérés et préparés à répondre à toutes sortes de sondage. Il n’y a pas de “panel politique”. Lui, il a acheté 6,5 millions d’adresses mail à des brokers, tout un tas de sites commerciaux – ce qui pourrait intéresser la Cnil – et il interroge uniquement sur des sondages politiques. » En gros, « pas de process, pas de contrôle. Il n’a pas réfléchi à un contrôle pour la bonne foi, et son instrument de récolte n’est pas bon ». De plus, Jean-Pierre Pillon constate de nombreux dysfonctionnements : « De temps en temps, on a un échantillon faux », « 5% des réponses sont affectées d’un doublon », « il y a des gens qui ont donné dix fois leur réponse »… « En décembre, il a modifié le rapport gauche-droite de 6% en faveur de la gauche », « Taubira a perdu 50% de son électorat d’un coup »… « On créé un phénomène d’opinion qui oriente le débat ».
Jean-Yves Dormagen conteste ces dysfonctionnements – « il n’y a pas de doublons sur mes bases » – et assume sa méthode, qui « ne repose pas sur des gens qui se sont inscrits eux-mêmes pour répondre contre de l’argent » contrairement aux access panels. Il demande aussi à ce que la Commission lui signifie clairement « où sont les biais ? Quand vous dites à quelqu’un vos sondages sont biaisés, il faut le montrer non ? »
La « mise au point » est toutefois publiée dans le Marianne du 17 février dernier, assortie d’une réponse (deux fois plus longue) de l’hebdo, qui défend la « méthode différente et innovante » et le CV de Jean-Yves Dormagen. Dans la foulée, le site Contexte, qui regroupe tous les sondages sur l’élection présidentielle en une seule courbe, retire Cluster17 de son Pollotron.
Se voyant victime d’abus de pouvoir, Cluster17 attaque la Commission des sondages devant le Conseil d’État, considérant que la « la mise au point de la Commission ne repose sur aucun élément objectif ou scientifique ». Mais ledit Conseil ne devrait pas rendre sa décision avant les élections. À contre-cœur, Marianne, sous la menace d’une amende de 75 000 €, décide donc d’arrêter de publier les sondages de Cluster17. Le 20 février, en lieu et place du sondage de Cluster17, marianne.fr publie un article intitulé « 2017 vs. 2022 : ce que nous apprend la comparaison des sondages », qui s’appuie essentiellement sur le Pollotron de Contexte. Une forme de désaveu ? Pas du tout.
Frédérick Cassegrain, directeur délégué de Marianne, confie que cette histoire lui a « pourri ces quinze derniers jours ». S’il a bien « demandé à Cluster17 de répondre », il ne se fait guère d’illusions : « Le temps que le Conseil d’État se prononce, ça va mettre deux mois. Et puis, il y a des conseillers d’État à la Commission des sondages… » S’il défend le travail de Jean-Yves Dormagen, Frédérick Cassegrain doit prendre une décision : « 75 000 €, je ne peux pas ». Marianne cesse de publier les sondages de Cluster17. Frédérick Cassegrain l’a mauvaise et tire à boulets rouges sur la Commission des sondages, « une organisation sur laquelle j’ai quelques doutes », « qui n’apprécie pas les nouveaux », et qui « s’est prononcée contre l’innovation et la modernité » car elle serait composée de « hauts-fonctionnaires ayant passé l’âge ». Comme Jean-Yves Dormagen, Frédérick Cassegrain regrette que « la Commission n’écrive pas ce qui ne va pas. On n’a pas un seul document scientifique qui nous dit ce qui ne va pas ». Mais le directeur délégué a sa propre idée : un mois avant la naissance de Cluster17, le 8 octobre dernier, Marianne avait publié un article de Louis Hausalter intitulé « Une Commission des sondages… qui ne dérange pas trop les sondeurs ». L’article pointait alors le manque de moyens et d’autorité de la Commission. « Oui, je pense que c’est une sorte de revanche ».
En attendant des nouvelles du Conseil d’État, Cluster17 publie toujours ses études sur son site internet, la mention « en partenariat avec Marianne » en moins. Le dernier sondage présidentiel, daté du mardi 8 mars, donne Macron à 28 %, Le Pen et Zemmour à 14,5 %, Mélenchon à 13,5 % et Pécresse à 13 %.
Lire la deuxième partie du dossier : Jean-Yves Dormagen répond aux critiques et défend sa méthode
Lire la troisième partie du dossier : « L’info doit être fiable et vérifiée. Et un sondage ne peut pas être fiable »
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