Jean-Yves Dormagen répond aux critiques et défend sa méthode

Lorsque nous rencontrons Jean-Yves Dormagen, le 25 février dernier, Cluster17 vient d’attaquer la Commission des sondages devant le Conseil d’État pour abus de pouvoir, après la publication d’une « mise au point » dans Marianne concernant ses sondages, laquelle va mettre un terme forcé à la collaboration entre l’institut et l’hebdomadaire. Il espère « l’annulation de cette mise au point qui ne repose sur aucun élément objectif scientifique ».

En descendant du train de Paris, Jean-Yves Dormagen récupère son vélo attaché dans la rue et nous invite au café. « N’y voyez pas de corruption » plaisante-t-il, alors que nous le prévenons que nous avons de nombreuses questions et critiques à émettre sur Cluster17. Une heure trop courte, mais bien riche.

« Je n’ai pas bien compris ce que me reprochait la Commission des sondages », nous dit Jean-Yves Dormagen, qui se défend de tout dysfonctionnement – « il n’y a pas de doublons sur mes bases » – et s’offusque que la Commission pointe un « manque de contrôle ». « Vous ne trouvez pas que c’est le reproche le plus étrange qu’on puisse faire ? Comment on fait pour contrôler si ce que quelqu’un dit est vrai ? Pourquoi la Commission fait ces critiques-là à Cluster17 alors qu’elles peuvent être faites aux sondages depuis 1930 ? Ça fait 90 ans que les sondages sont produits dans le monde entier, reposant sur les déclarations des personnes qu’on interroge, et la Commission découvre en 2022 que peut-être des gens ne disent pas la vérité ? C’est pas extraordinaire que ça tombe sur un prof de fac à Montpellier qui monte une petite structure indépendante (une dizaine de bénévoles) avec des méthodes originales ? »

Jean-Yves Dormagen, interviewé par Marianne TV.

Les « méthodes originales », ce sont deux principes, qui distinguent Cluster17 des autres instituts de sondage. Le premier est de ne pas avoir recours aux access panels (listes de volontaires sondés sur toutes sortes de sujets contre rémunération) comme c’est l’usage. « J’assume. Je ne sais pas si vous avez lu l’enquête de Luc Bronner, dans Le Monde (NDLR : pendant six semaines, Luc Bronner a participé à plus de 200 sondages, très variés et pour les plus grands instituts, dans lesquels il falsifiait son identité, son âge, son sexe, sa profession, ses réponses… sans aucun contrôle). C’est un chef d’œuvre cet article ! Il a rempli des centaines de sondages pour faire son enquête, et à aucun moment on n’a été vérifier qui il était. Il y a de vraies suspicions de fraude sur les access panels, des gens qui s’inscrivent plusieurs fois, pour répondre à plus de sondages, avoir plus de gains, et qui ont tout intérêt à truquer, à changer leurs identités… Chez moi, les gens n’ont aucun intérêt à faire ça. Ils répondent volontairement, ne touchent pas un centime d’euro et ne sont interrogés qu’une fois. Je ne prétends pas que 100% des gens disent tous la vérité, je ne suis pas naïf, mais mon dispositif est moins à risque de ce genre de problèmes que les dispositifs rémunérés. »

Plutôt que de passer par des access panels, Cluster17 envoie des mails au hasard. Beaucoup de mails. Environ 300 000 pour obtenir 2000 réponses. À 4 grammes de CO2 le mail, ça fait une grosse empreinte carbone pour un ancien directeur de campagne écolo (1,2 tonne par sondage). « Vous allez emmerder quelqu’un qui est prof de fac et artisan, allez en parler à des gens qui font deux milliards de chiffre d’affaire. » La taquinerie passée, Jean-Yves Dormagen défend sa méthode. « C’est très bien de taper au hasard. Les sondages reposent sur le hasard. Un sondage idéal est un sondage où on tirerait au sort 5000 noms parmi les 47 millions d’électeurs, et où tout le monde nous répondrait et dirait la vérité. On aurait une enquête parfaite, le hasard fait bien les choses. On aurait un échantillon parfaitement représentatif de 5000 électeurs, avec une petite marge d’erreurs. Mais ce monde là n’existe pas. Il y a des gens qui ne veulent pas répondre, d’autres qui ne disent pas la vérité. Le hasard, c’est ce qu’il y a de mieux. Plus il y a de hasard, plus le sondage est de qualité. Et sur des access panels, il n’y a plus de hasard. L’avantage de notre méthode, c’est qu’elle ne repose pas sur des gens qui se sont inscrits eux-mêmes pour répondre contre de l’argent. Je maintiens que ce n’est pas la méthode la plus souhaitable. Je préfère le hasard ». Pour lui, en tout cas, ce n’est pas moins efficace. « On a des résultats qui sont corrects, en tout cas pas moins bons que ce que les autres publient. »

Le second principe, qui fait l’identité de l’institut, c’est bien sûr la clusterisation. Sur son site, Jean-Yves Dormagen divise la population française en seize familles politiques. Les voici dans l’ordre des plus aux moins nombreuses : Identitaires (10%), Multiculturalistes et Sociaux-Patriotes (8%), Libéraux, Conservateurs (7%), Réfractaires, Solidaires, Anti-Assistanat, Eurosceptiques et Centristes (6%), Eclectiques, Modérés, Révoltés, Progressistes, Sociaux-Démocrates et Apolitiques (5%). L’onglet « Trouver mon cluster » propose à l’internaute un test de trente questions : des propositions issues des candidats à la présidentielle, à partir de quinze clivages. L’égalité hommes-femmes, les quartiers populaires, ou encore l’euthanasie ne font pas partie des débats, contrairement à l’islam, à l’inscription des racines chrétiennes de la France dans la Constitution, ou encore au rétablissement de la peine de mort pour les terroristes.

Nous faisons part à M. Dormagen de nos réserves quant à la pertinence de cette méthode (on peut ne se sentir représenté par aucune famille), du choix des catégories (pas d’écolos alors qu’il y a une écologie politique depuis longtemps), ainsi que des questions et clivages choisis pour le test, sur lesquels un avis tranché est exigé (il n’y a pas la possibilité de se dire « sans opinion », ni d’esquiver une question).

« La clusterisation, je l’ai faite à partir d’une enquête qui a été faite au domicile des gens. On les a tirés au sort sur les listes électorales et on est allés chez eux, on a tapé à leurs portes, c’est du face-à-face. » Forcément, il y a une subjectivité dans ses choix. L’intéressé l’assume, « c’est le propre de tout travail de mise en catégories. Les catégories sont définies par ceux qui les utilisent et c’est normal qu’il y ait un débat dessus. Je suis tout à fait ouvert à entendre des critiques sur ce test, je ne prétends pas du tout qu’il est parfait, et je serais bien curieux de voir ce que d’autres tests donneraient en termes de clusterisation, quels seraient leurs groupes… »

D’ailleurs, même si les résultats de ses sondages sont proches de ceux des autres instituts (Mélenchon est un peu plus haut), son but « n’est pas d’être le meilleur sur les intentions de vote » mais de « comprendre. Quelles sont les bonnes catégories pour comprendre… » Pour cela, Cluster17 chercher à cerner les systèmes d’opinion. « Tout le principe de la clusterisation, c’est de repérer les systèmes d’opinion des individus via le test. Et, en fonction de ces systèmes, de comprendre leur choix, leur sensibilité ». Utiliser des questions clivantes « permet de savoir ce qui va rassembler les gens ou les fracturer ».

Encore faut-il se montrer précis. Dans une enquête titrée Emmanuel Macron : président réformateur et protecteur ?, un sondage nous paraît étrange : « Que pensez-vous de la proposition suivante : “on met un pognon de dingue dans les minima sociaux” ? ». Car la petite phrase de Macron était un constat, et non une proposition. Dès lors, que faut-il comprendre ? Textuellement, il est demandé si l’on est d’accord avec la proposition de mettre un pognon de dingue dans les minima sociaux. Mais beaucoup répondront en fonction de leur accord avec le constat du président. Toujours est-il que 59 % sont d’accord.

Jean-Yves Dormagen reconnaît que ses sondages ne sont pas parfaits. « Science exacte, c’est un oxymore. Bachelard définissait la science comme la rectification des erreurs, c’est une belle définition. C’est un savoir qui a ses limites. Je ne prétends pas du tout que mes échantillons soient parfaits, qu’il n’y a aucune marge d’erreur, aucune variation… Un sondage, ça reste une enquête, soumise à beaucoup de problèmes, beaucoup de limites, beaucoup de biais, beaucoup d’incertitudes, et c’est normal, ça fait partie du truc. Les sondages, y’en a pas deux identiques. Y’en a certainement beaucoup qui se trompent, peut-être tous. C’est une estimation sur la base d’un échantillon. »

Quant à son poids dans le débat, Jean-Yves Dormagen ne «[s]’exonère pas de toute responsabilité : à partir du moment où j’ai un site où je publie des études, je participe moi-même à la fabrication de cette opinion publique. » Outre l’orientation des questions du test, on remarque par exemple que la candidature d’Anasse Kazib n’est jamais apparue dans ses sondages, alors que celles de Montebourg et Philippot (qui s’est retiré avec un seul parrainage) y ont figuré jusqu’à leur retrait. « Vous savez combien de gens m’ont écrit pour me dire qu’ils étaient candidats ? Il y a beaucoup de prétendants à la candidature, vous ne pouvez pas tous les intégrer. Taubira a gagné la primaire populaire, elle a été au centre de l’attention… Est-ce qu’il y a des critères objectifs ? Je ne sais pas. Il n’y a pas de méthodologie scientifique. Quand vous testez des candidats, vous êtes obligés de faire un certain nombre de choix qui ont, je le reconnais, une part d’arbitraire. Le but n’est pas de favoriser ou pas l’un ou l’autre. »

Malgré toutes les critiques subies et la fin de sa collaboration avec Marianne, Cluster 17 continue ses sondages hebdomadaires et ses analyses. La dernière étude sur l’Ukraine révèle notamment que 78% de la population trouvent l’« offensive militaire russe » illégitime. Surtout, elle note que 77% de la population se déclarent favorables à l’« accueil des populations qui fuient l’Ukraine », alors que début février, 41% se déclaraient défavorables à la proposition d’« accueillir les migrants fuyant les zones de guerre ». Ces chiffres sont sans doute inexacts, mais ils peuvent quand même faire sens.

Lire la première partie du dossier : Cluster 17, critiqué par la Commission des sondages, lâché par Marianne

Lire la troisième partie du dossier : « L’info doit être fiable et vérifiée. Et un sondage ne peut pas être fiable » 







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