Violences policières : retour sur une rencontre entre familles de victimes

Début décembre, La Mule était à Marseille, dans le cadre du Mois (du 13/11 au 13/12) contre les violences policières. Le vendredi 3, au soir, une rencontre organisée par le collectif Désarmons-les a réuni des familles de victimes de violences policières, dans les locaux de Solidaires. L’occasion pour elles de témoigner de leurs récits, aussi poignants que révoltants, de partager leur expérience et leurs galères, et de se sentir moins seules face à l’injustice et tout ce que notre société offre comme murs dans la gueule.

C’est elle qui, sans le vouloir, les a réunis là. Trois ans avant cette rencontre, le 1er décembre 2018, Zineb Redouane, qui fermait les volets de son appartement rue des Feuillants à Marseille, recevait une grenade lacrymogène dans la tête. Âgée de 80 ans, elle décédait à l’hôpital le lendemain. C’est pour lui rendre hommage et demander justice et vérité que tout le monde est là. Il y a d’abord eu une commémoration devant chez elle, puis une scène ouverte le soir dans le quartier de La Plaine. En attendant la manifestation d’hommage du lendemain, l’idée de cette soirée dans les locaux de Solidaires est de faire se rencontrer les familles victimes de violences policières. Avec, en toile de fond, l’idée de se structurer pour mieux faire bloc et mieux se défendre face à la machine à broyer étatique.

Parmi ces victimes, Farid El Yamni fait figure de grand frère. Cela fait dix ans qu’il se bat pour faire éclater la vérité. Pendant la nuit du Nouvel an 2012, à Clermont-Ferrand, son frère Wissam, âgé de 30 ans, qui était dehors avec ses potes, jette un caillou sur une voiture de police. Quelques dizaines de minutes plus tard, il est allongé dans le couloir du commissariat, face contre terre, pantalon baissé, inconscient. Il décède à l’hôpital après neuf jours de coma. « Quand on fait sa contre-enquête, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de choses qui ne vont pas. Des choses qu’on voit régulièrement. Dans le cas de Wissam comme dans celui de Zineb Redouane, des témoins ont été écartés ».

Dans l’affaire de son frère, « trois témoins, qui étaient présents au commissariat, et qui nous ont raconté avoir vu et entendu les policiers torturer mon frère. Ces trois témoins, on a pu discuter avec eux. Depuis dix ans, ce n’est pas possible de les faire entendre par la justice. L’IGPN dit qu’elle n’arrive pas à les entendre. On est allés jusqu’à la chambre d’instruction, qui dit que le juge d’instruction a le droit de déléguer à l’IGPN. Et donc, ce n’est pas bien grave… On l’a vu avec Sarkozy : quand un juge a voulu l’entendre comme témoin, de force il a réussi. Donc là, il y a une volonté de ne pas entendre. Ce qu’on a aussi dans l’affaire Zineb Redouane ». Aujourd’hui encore, dans ces deux affaires, aucun policier n’est mis en examen.

L’année dernière, Farid a raconté dans Wissam Vérité son long combat (toujours en cours) pour faire éclater la vérité. « Mon combat n’est pas sur la justice, mais sur la vérité. Parce que la justice, même s’ils prennent 30 ans de prison, on ne l’obtiendra jamais. Mais la vérité, on peut l’obtenir. » Nombreux sont les obstacles. L’IGPN, qui « a écarté les photos prises par les médecins pour faire croire que mon frère est venu sans trop de marques » et « n’a pas fait son travail » d’enquête. Les expertises judiciaires, et leur « question machiavélique, qu’on retrouve dans toutes les affaires : est-il possible que ? Est-ce que le corps est compatible avec cette version ? Si vous tabassez quelqu’un, vous allez voir le médecin légiste et vous lui demandez « est-il possible que cette personne ait fait une chute ? ». Le légiste vous dit « oui, il est possible que… », et la version officielle devient « selon le médecin légiste, il est mort d’une chute ». La police, il lui suffit juste de donner une version possible. S’il n’y a pas de vidéo, autant vous dire que c’est foutu… Si la police dit « la voiture a foncé sur nous », vous devez prouver que cette version là n’est pas possible. Ils ont le monopole de la preuve. Avant de faire sortir la vérité, il faut déjà casser une version possible. »

C’est ce à quoi est également confronté Issam El Khalfaoui, le père de Souheil, 19 ans, tué par la police le 4 août dernier, lors d’un contrôle routier à Marseille. Au moment de prendre la parole, il avoue que « ça fait un peu peur… J’entends dix ans, trois ans… moi, ça fait quatre mois et je n’en peux déjà plus. » Son combat à lui, ce n’est pas la vérité. « Je n’ai aucun doute. Je sais ce qu’il s’est passé. Il y avait des dizaines de témoins ». « J’ai eu quatre versions de la police le lendemain de sa mort, qui disent que Souheil a écrabouillé le policier qui était derrière lui, qu’il l’a écrasé. Il y avait des témoins : il a légèrement heurté un policier qui était à l’avant, en faisant une marche arrière. »

Le souci d’Issam, c’est « la question de la contre-enquête. Comment on va arriver un jour à ce que ça ait une valeur légale ? » Comme Farid, Issam est seul contre tous. Il cherche la bonne stratégie. « Taper sur le flic de base, ça ne sert pas à grand-chose. C’est ce qu’ils veulent qu’on fasse. Parce que ça ne remet pas en question tout ce qu’il se passe au-dessus, toutes les décisions dans la chaîne. Le soir même où Souheil est mort, à l’hôpital où il est décédé, on m’a dit « il n’est pas là ». Déjà, dans l’administration de l’hôpital, ils étaient de mèche. Ce soir-là, il y a un major de la police qui vient et qui me dit que mon fils a littéralement écrabouillé quelqu’un. C’est pas le gars qui l’a tué, c’est sa hiérarchie qui me dit ça, le soir même ! Le gars qui a tiré, je n’ai aucune nouvelle de lui, il va chercher à défendre sa peau. Mais qu’il cherche à défendre sa peau, je peux le comprendre. Que au-dessus ils participent, ça je ne le comprends pas. »

Et comme l’État n’est « pas qu’un seul monolithe » comme le dit Ian B., du collectif Désarmons-les et animateur de cette rencontre, « au-dessus », il y a plusieurs étages… « Quand le juge d’instruction, qui est le seul qui a le pouvoir de convoquer un témoin, dit « je ne fais pas, je laisse à l’IGPN », l’IGPN n’a pas ce pouvoir, comment c’est acceptable ? », poursuit Issam. « Pourquoi il n’y a pas de recours ? Comment faire pour changer ça ? […] Quand j’ai vu qu’il y avait des témoins pour mon fils, je me suis dit ça allait tout changer. J’ai l’impression que ça n’a rien changé. Comme il y a la volonté d’un non-lieu, au pire on va arriver à un accident, ou à une irresponsabilité pénale… L’expert qui a fait un rapport aussi foireux, personne connaît son nom. Ce n’est pas public, personne n’a cherché à le discréditer. Personne. ».

Pendant que sa sœur Samia appelle les familles à se « structurer », Issam cherche une solution. « Il n‘y a pas un moyen politique aujourd’hui, de mobiliser des députés pour qu’ils votent une loi, pour que tout fait volontaire de dissimulation soit motif de radiation par exemple ? Tant que ce n’est pas une décision politique, on n’y arrivera pas. » Alors que faire ? Jouer la carte des réseaux sociaux ? Créer un « Mur de la honte ? ». «  Si il y a 50.000 personnes qui donnent son nom, il ne recommencera pas ! » Se « mettre en relation » avec des pontes de la justice, les meilleurs avocats ? Un militant lyonnais rappelle que « dans un dossier, quand il y a des infos qui sortent dans la presse, c’est pas les flics ni les juges qui parlent, c’est les avocats ». Et même si le sacro-saint secret de l’instruction en fait flipper quelques-uns, « un dossier qui avance, c’est aussi un dossier où les avocats sont pugnaces. » « Avec le secret de l’instruction, même les avocats sont muselés », regrette Ian, qui évoque « cette parade avec les médias, qui sont protégés par le secret des sources. Faut avoir accès aux médias. Ça a été un obstacle pour Zineb Redouane, ça leur posait un problème d’aller sur ce terrain-là. C’est très difficile de trouver des médias qui prennent ce risque. »

« Les médias c’est très important, mais faut tomber sur les bons. C’est pas tous les médias, je me suis faite avoir ». Houda Gabsi est la sœur de Mohamed Gabsi, tué par la police municipale de Béziers le 8 avril 2020, pendant son interpellation pour non-respect du couvre-feu. « Il était un peu plus de 22 heures et il est sorti pour aller chez son pote qui habite à deux rues de chez lui. Dans notre malheur, ça a été filmé par plusieurs voisins. Des vidéos vraiment bien précises, où on entend tout ce que disent les flics et où on voit précisément ce qu’il s’est passé […]. Trois flics sont descendus de la voiture, l’ont plaqué au sol, l’ont menotté, l’ont ramassé comme un chien – je le dis clairement – l’ont rentré dans la voiture à plat ventre sur la banquette arrière. On voit bien sur les vidéos que la voiture bouge énormément ».

Là aussi, on essaie de réécrire l’histoire. « À aucun moment il n’a été violent malgré ce qu’ils ont dit, les expertises ont prouvé le contraire ». Pire, « comme il consommait des stupéfiants par rapport à sa maladie [Mohamed était schizophrène depuis l’âge de 14 ans], ils ont essayé dans le rapport d’autopsie de dire qu’il est mort à cause d’un arrêt cardiaque. Sauf que c’est bien précisé : mon frère a eu une fracture de la corne thyroïdienne et du nerf vague. Le mec, pendant plus de cinq minutes, avait les deux genoux sur son cou dans la voiture. » Submergée par l’émotion, Houda se reprend. « La mort de mon frère a été filmée, et heureusement. Parce que si elle n’avait pas été filmée, ç’aurait été fichu pour nous. Les trois policiers ont été placés sous contrôle judiciaire et mis en examen. Je ne vous cache pas que j’ai fait intervenir énormément de médias [voir le Complément d’enquête du 2 décembre 2021]. Parce que – ça me fait chier de dire ça – mais [à Béziers] on est dans une ville de racistes. J’ai eu accès au dossier de mon frère au bout d’un an à me battre avec mon comité de soutien, qui me soutient énormément. […] J’ai été entendue par le juge d’instruction aussi… Franchement, ça a pas mal bougé. » Et Houda ne lâchera rien. « Peu importe dans un an, cinq ans, dix ans… il faut laver notre honneur. Il faut pas que Mohamed soit parti pour rien. On est là pour nos familles, nos enfants [Mohamed en avait trois]. Mais il faut qu’on soit là pour les autres aussi. Parce que ce qu’on vit nous aujourd’hui, faut pas que ça se reproduise. Ils n’ont pas le droit de faire ça. Et tous ensemble, on peut arriver à faire évoluer les choses. » 

« L’enjeu principal, c’est de faire changer les choses », confirme Ian, en guise de conclusion. Pour cela, des Observatoires des pratiques policières ont vu le jour. Des plateformes aussi. Mathieu Rigouste, auteur de La Domination policière et lui-même victime de violences policières, est venu parler d’enquetecritique.org, qui critique et accompagne des enquêtes. Francesco Sebregondi, lui, a présenté son laboratoire d’expertise indépendante, Index, qui enquête sur des violences d’État, et fait de la reconstitution en 3D. Au-delà de ces outils, il est convenu pour les victimes et les nombreux comités de soutien de se « réapproprier la question de l’enquête », de « croiser les dossiers », établir une « coopération à long terme entre familles » et un vrai « rapport de forces pour peser ». De « s’accorder sur des actions médiatiques ». Et de se voir, encore, « faire un week-end et des temps qui sortent de la commémoration, des temps de mobilisation commune ». Et renforcer ainsi le réseau Entraide et Vérité, qui compte déjà « plus de 28 familles, plus des mutilés, plus des militants… ». Si l’union fait la force, elle peut aussi faire la vérité.







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