Au Kurdistan irakien, une délégation internationale face à de grandes difficultés

La délégation internationale pour la paix et la liberté au Kurdistan a commencé son voyage le 12 juin 2021 à Erbil dans des circonstances difficiles, parmi lesquelles l’hostilité des autorités locales et des pays d’origine de ses membres, à commencer par l’Allemagne. La Mule du Pape a pu entrer en contact avec un délégué français.

Le 24 avril 2021, dans un relatif silence international, l’État turc a lancé une attaque militaire contre la région kurde autonome du nord de l’Irak. La puissance, membre de l’OTAN est coutumièrede  ce genre d’exploits, et surtout, ces dernières années, elle a intensifié sa pression sur les territoires kurdes, comme en témoigne l’invasion du nord de la Syrie en 2018 et particulièrement l’occupation de la ville d’Afrin. La Turquie a été accusée à cette occasion d’utiliser des armes chimiques, de tuer massivement des civils, de mettre en acte des viols de guerre et d’attaquer des réfugiés en fuite. Ces actes de guerre s’accompagnent d’une oppression générale de la population kurde dans la région, qui passe par exemple par la construction du grand barrage d’Ilisu, lequel retient une grande partie de l’eau du Tigre et a engendré la submersion de l’ancienne ville kurde d’Hasankief.

Les accusations de crimes de guerre sont à nouveau d’actualité avec l’attaque récente, et elle se concrétisent notamment par la suspicion d’usage de gaz chimiques à plusieurs reprises et par l’attaque du camp de réfugiés de Maxmur. Ce camp de réfugiés au sud d’Erbil, dans le nord de l’Irak, est historiquement important pour les expérimentations du confédéralisme démocratique kurde qui y ont vu naissance, avant d’être appliquées à large échelle et de devenir fameuses dans le Rojava, ou Fédération démocratique du Nord de la Syrie. Les attaques militaires Turques représentent donc à la fois une tentative de revivalisme impérialiste dans cette région historiquement partie de l’empire ottoman et, plus spécifiquement, une attaque aux alternatives politiques qui menacent le régime d’Erdogan également en son coeur.

Dans ce contexte épouvantable, une vaste coalition de politicien·nes, activistes pour les droits humains, journalistes, academicien·nes, et activistes politiques provenant·es de toute l’Europe, a décidé de se rendre sur le terrain et de visiter la région autonome kurde de l’Irak du Nord pour constater directement la situation. Dès l’arrivée des premières personnes de la délégation, qui compte environ 150 personnes sur place, ont commencé les problèmes. Plusieurs personnes ont été empêchées d’entrer sur le sol Irakien et bloquées à l’aéroport d’Erbil, dont 8 citoyen·nes français.es qui ont été intérrogé·es par les services de renseignement à leur retour en France, nous explique Corentin, membre de la délégation.

La diplomatie européenne s’est largement gardée de commenter les actions turques en Kurdistan. Au contraire, Emmanuel Macron, lors d’une rencontre avec Erdoğan avant le sommet de l’OTAN du 14 juin à Bruxelles, décrivait un climat « apaisé » et ne citait point l’intervention militaire. L’Allemagne a pris une position activement hostile aux membres de la délégation, en empêchant une vingtaine de membres de voyager vers Erbil le 12 juin, et ensuite en interpellant violemment des délégué·es rentrant en Allemagne à l’aéroport de Francfort le dimanche 27 juin. La politique des hautes sphères et les logiques du pouvoir international se mêlent donc de ce voyage, accompli principalement par des activistes de terrain qui ne sont pas habitué·es aux modalités et aux langages de la politique professionnelle, comme l’énonce Corentin : « Il y a toute une modalité diplomatique dans la démarche de la délégation qui n’est pas forcement comment je vois la politique, parce qu’à un moment donné c’est vraiment de la politique politicienne. En même temps, je crois qu’on aurait pas pu agir différemment dans le contexte historique ici en Kurdistan. »

Les activistes européen·nes ont du se confronter aussi bien aux ingérences de leurs pays de provenance, qu’aux autorités et entités politiques locales. Erbil, au Nord de la région autonome du Kurdistan Irakien, est une ville contrôlée par le KDP (Parti Démocratique Kurde), dans les mains de Massoud Barzani et de sa famille. Le parti a tenu une position ambiguë face à l’invasion turque, allant jusqu’à sa justification. Vis-à-vis de la présence de la délégation internationale, la réaction à été dure : deux politiciens du PYD (Parti de l’Union Démocratique, proche du PKK, basé en Syrie du Nord) et un représentant de la région autonome de Syrie du Nord qui devaient accueillir la délégation ont été détenus à Erbil le 10 juin ; le 14, la délégation avait prévu de tenir une conférence de presse devant le siège des Nations Unies dans la même ville, en concomitance avec le sommet de l’OTAN, ce qui a été empêché par les autorités locales.

La délégation a pu obtenir une rencontre avec une personnalité officielle, mais seulement après les protestations de Pierre Laurent. Le vice-président du Sénat et membre du Parti Communiste Français avait été bloqué à l’aéroport de Doha, au Qatar, avec un collaborateur, dans le tentative de rejoindre la délégation au Kurdistan. Lui-même a pu rejoindre Erbil après un appel du Consul Français aux délégués aux relations externes de la région autonome kurde d’Irak, mais son proche a du rentrer en France. Grâce à son arrivée à Erbil, la délégation a pu rencontrer le délégué aux relations externes. Corentin en dessine un portrait désenchanté : « C’était un simulacre , il nous parlait de paix mais il avait un ton assez hostile à ce qu’on prônait et puis il nous montrait qu’il avait les mains et les pieds liés avec la Turquie. Il disait “on veut la paix, on veut pouvoir relancer l’économie, mais on peut pas faire la guerre seuls contre la Turquie”. Il l’a utilisé plus comme technique rhétorique parce que quand on connaît le personnage, on sait que ça lui vient même pas à l’idée de faire la guerre contre la Turquie, il est très proche de l’État Turc. ».

Dans ce climat compliqué, la délégation a choisi d’utiliser un langage universaliste et pacifique, mais elle n’a pas pu s’empêcher de prendre position vis-à-vis du traitement subi de la part du KDP. « Nous sommes scandalisé·es par les déportations illégales de nos amis étrangers, sur l’ordre du Gouvernement Régional Kurde, et par les interdictions de voyager au motif que ces personnes ‘semblaient être politisées’ » affirme la délégation dans une déclaration issue le 13 juin. Dans la suite du voyage, les divergences parmi les partis kurdes se sont manifestées lorsque la délégation est arrivée à Suleymanie, ville au sud-est d’Erbil et proche de la frontière avec l’Iran, qui est contrôlée par le PUK. Ici, les internationaux ont eu plus de liberté de mouvement et ont pu participer à des manifestations, visiter des lieux cibles d’attaques et rencontrer des représentants politiques et de la société civile. Les intérêts économiques et diplomatiques du PUK ne sont en effet pas les mêmes que ceux du parti de Barzani.

Aux différends à l’intérieur de l’Irak s’ajoutent les rivalités avec les partis kurdes de Turquie et de Syrie du Nord, le PKK et le PYD. Le 5 juin un convoi de forces armées kurdes (peshmerga) a été attaqué et a subi la perte de cinq hommes et les blessures de quatre autres. Les premier·es à être accusé·es de l’attaque ont été les combattant·es du PKK (plus précisément des HPG, la force de défense du peuple, branche armée du parti). Mais peu après l’attaque, un commandant Peshmerga, Qadir Xorani, a indiqué que celle-ci avait sans doute été l’acte d’un avion de guerre F-16 ou d’un drone, armes dont les rebelles des HPG ne sont pas en possession. Pour le commandant « Il y a un objectif politique derrière ça. L’attaque était planifiée et le but est d’intensifier l’affrontement entre les kurdes et de détruire la région Kurde. »

La délégation internationale s’est donc retrouvée dans un terrain miné de divergences politiques, de frictions militaires et de tensions économiques, qui plongent leurs racines dans les dernières décennies de l’histoire du Kurdistan. Face à des clivages si ancrés, l’ambition de créer un dialogue rassemblant tous les acteurs kurdes et une inertie diplomatique permettant d’arrêter la guerre menée par la Turquie peut paraître irréaliste. Pourtant, c’est le but que s’est donné la délégation : « L’idée ici c’est que, justement, on ne prend pas de positionnement et qu’on est dans un message de paix et de liberté, qui n’est pas un message très « politisé » mais pourrait faire en sorte de mettre tout le monde autour de la table pour essayer de trouver une solution commune à la situation du Kurdistan, ou au moins du Kurdistan irakien » nous indique Corentin. Une vision peut être irréalisable, mais un effort nécessaire dans une région ravagée par des années de guerres, de détresse économique et d’ingérences impérialistes.







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