Deux visions de l’histoire: derrière les enjeux scientifiques, une lutte idéologique.

“Le pré d’à côté” est la rubrique des invité·es de la Mule. Aujourd’hui, une analyse politique d‘Antoine Leucha, sur le détournement de l’histoire en tant que pratique scientifique, par les sphères médiatiques réactionnaires, au nom du récit national français.

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Deux historiens sortent relaxés d’un procès en diffamation intenté par P. de Villiers. Cet épisode judiciaire reflète une lutte âpre entre deux visions de l’Histoire qui oppose la discipline scientifique et sa version médiatique réactionnaire portée par S. Bern ou F. Ferrand. Derrière les enjeux scientifiques, la bataille est idéologique et elle interroge sur ce qu’est et ce que peut l’Histoire.

Les historiens W. Blanc et C. Naudin sortent cette semaine d’un procès en diffamation suite à une tribune où ils avaient mis en doute l’authenticité de l’anneau de Jeanne d’Arc racheté par Philippe de Villiers et analysé l’instrumentalisation du mythe de la Pucelle d’Orléans1. Quelques semaines plus tôt, l’historien F. Besson publiait un article sur le site arrêt sur images 2dans lequel il démontait point par point une chronique de F. Ferrand sur Cnews où ce dernier dénonçait les « grandes invasions » des « barbares » comme responsables de la chute de la grande Rome d’Occident.

Une guerre a lieu actuellement entre deux visions de l’histoire avec pour enjeu la conquête de l’espace médiatique.

Les enjeux sont non seulement scientifiques, à savoir la recherche de la vérité en respectant des procédés reconnus, mais aussi politiques, car les auditeurs/spectateurs sont censés « tirer les leçons de l’histoire » comme l’expression commune aime à le dire. L’histoire est une discipline qui nourrit les idéologies et l’action politique et même un passé lointain (les exemples cités plus haut concernent l’histoire médiévale) a une résonance dans le présent.

De quoi nous questionner sur la manière de faire l’histoire de France aujourd’hui et sur les usages publics et politiques de cette discipline scientifique à travers les médias.

La mainmise de l’extrême droite sur l’Histoire dans l’espace médiatique

Portons la focale sur la télévision, média de masse par excellence. Nous viennent de suite à l’esprit Lorant Deutsch et surtout Stephane Bern, royalistes et non-historiens, ce qui pose en soit problème à la fois sur le plan politique et scientifique. Franck Ferrrand, lui, est historien, mais sa contribution au magazine Valeurs Actuelles ne laisse guère de place au doute quant à son positionnement idéologique. Aussi, Eric Zemmour aime à mobiliser l’histoire, revendiquant le titre très englobant d’intellectuel qui lui permet l’impasse sur les diplômes en histoire. Il a ainsi pu s’adonner sans complexe à une réhabilitation de P. Pétain. Les médias les plus audacieux n’hésitent pas à nous présenter le désormais très célèbre Pierre-Jean Chalençon comme spécialiste de Napoléon. Je pense que l’actualité se sera déjà chargée de décrédibiliser le personnage sans qu’un topo sur ce dernier soit nécessaire. Impossible d’évoquer l’histoire à la télévision sans évoquer une chaîne qui s’en veut la spécialiste : la Chaîne Histoire. Patrick Buisson, politologue engagé à l’extrême droite puis conseiller de Nicolas Sarkozy, a dirigé la chaîne entre 2007 et 2018. Aujourd’hui rebaptisée Histoire TV, propriété du groupe TF1, la ligne éditoriale ne semble pas bouleversée à en juger par la grille des programmes du jour : hommage au Prince Philip, la série Elisabeth II, émission « au service de sa majesté ». Seule l’émission « La lune, 50 ans après » sort du lot. A noter que la page d’accueil du site qui annonce cette grille fait également la promotion de deux événements culturels partenaires centrés sur Napoléon.

Face à eux ? Certains, plus rares, auront pu entendre parler de Pascal Blanchard, historien spécialiste de la décolonisation, ou de Patrick Boucheron, spécialiste d’une période à cheval sur le Moyen-âge et la Renaissance et représentant d’une histoire globale, tous deux très présents sur Arte. Deux historiens qui remettent en cause le roman national, c’est-à-dire le récit de la nation glorieuse dans ses frontières métropolitaines actuelles. Sinon, France Culture et quelques médias de niche pourront inviter selon les circonstances un historien ou un autre sans qu’aucune figure supplémentaire n’émerge particulièrement.

Dès lors que la parole sur l’Histoire n’est pas confiée aux historiens, il ne faut pas s’étonner d’un décalage entre la discipline telle qu’elle est enseignée à l’université et telle qu’elle est racontée dans les médias de masse. Il y a clairement un malentendu sur ce qu’est cette discipline et le sens que les historiens lui donnent aujourd’hui.

L’objet du clivage : ce qu’est l’histoire, ce qu’elle n’est pas

Bien sûr, la télévision se destine au grand public et ne peut prétendre à un contenu identique à celui proposé à l’étudiant spécialisé. Mais le problème est qu’il ne s’agit pas d’une différence de degré d’approfondissement et de nécessité de vulgarisation, il s’agit d’une différence fondamentale de nature et de choix idéologiques.

L’histoire n’est pas une simple retranscription factuelle neutre des événements. Elle reflète des questionnements que les hommes du présent ont choisi de porter sur ces faits passés, des méthodes de vérification des faits et des grilles d’interprétation, des choix de narration, le choix et la découverte de sources. Le simple choix des objets d’études sur lesquels concentrer leur attention n’est pas neutre non plus.

L’histoire, c’est ce que le présent a décidé de retenir du passé.

J’ai choisi ici d’énoncer quelques points clefs d’inadéquation entre l’histoire de France telle qu’on la produit au XXIè siècle et l’histoire telle qu’elle est diffusée dans les médias, en prenant soin d’illustrer les différences théoriques par des exemples précis.

L’histoire médiatique est souvent une simple histoire-récit alors que l’histoire universitaire est une histoire-problème depuis les années 30.

C’est-à-dire que l’histoire ne peut plus aujourd’hui se réduire à raconter chronologiquement des faits prétendument tels qu’ils se sont passés mais doit poser des questions au passé, problématiser son sujet et exposer ces questions. Celui qui écrit l’histoire se positionne dans une logique d’argumentation, non de simple narration. Il ne s’agit plus de demander à l’auditeur d’écouter passivement mais de l’amener à réfléchir. L’érudition vide, les dates qu’il suffirait de connaître par coeur, cela ne permet pas de comprendre l’histoire. Il faut donner du sens à l’enchaînement des faits, interroger leurs mécanismes. En ce sens, l’histoire télévisuelle est extrêmement pauvre. Elle laisse le public dans la passivité au lieu de l’amener à être actif. Le « roman national » mort scientifiquement depuis la fin de la seconde guerre mondiale, n’a d’autre sens que de transmettre la fierté d’être français. Cet endoctrinement des masses, sans doute nécessaire pour Jules Ferry à l’époque où il fallait asseoir la nation républicaine dans les provinces, est indigne aujourd’hui pour une discipline qui prétend faire découvrir la réalité du passé.

L’histoire médiatique est une histoire des grands hommes (avec un petit h) alors que l’histoire universitaire est une histoire des peuples (y compris les femmes) depuis le milieu du XXè siècle.

L’histoire telle que la pratique Stephane Bern est indigne d’intérêt : ce n’est pas parce qu’on la transpose dans le passé que la curiosité pour une histoire de cul royale est plus noble qu’un potin sur un people dans Public.

Au-delà du faible intérêt historique des anecdotes contées, les sujets d’étude centrés sur les rois et leurs cours sont révélateurs d’une vision du monde rance et élitiste. L’idéologie implicite est que le petit peuple n’a pas sa place dans l’histoire, que les masses n’ont aucun rôle et que seuls les grands de ce monde sont dignes d’intérêt en tant qu’acteurs monopolistiques de l’histoire.

Une du site de Cerveaux-non-disponibles.

Or, rien n’est plus faux. L’histoire s’intéresse aux masses depuis les débuts de l’école des Annales durant l’entre-deux guerres et celle-ci évacue totalement les biographies de grands hommes dans les années 50 pour privilégier l’étude des structures sociales et économiques. Le retour à la biographie des années 80 intègre même des personnages du petit peuple avec Ginzburg dans son ouvrage phare Le fromage et les vers, qui éclaire la culture populaire à travers la vie d’un meunier du XVIè siècle. Plus récemment, le Maitron3 répertorie les biographies de personnages de mouvements sociaux et ouvriers et rappelle leur rôle fondamental.

Sur le plan politique, la négation du rôle des masses est un parti pris idéologique et dangereux pour la démocratie. L’histoire, ce n’est pas simplement le peuple en marche derrière des grands hommes. C’est ôter à l’histoire son rôle primordial : apprendre aux citoyens que l’action politique et sociale qu’ils mettent en mouvement transforme la société et permet des évolutions, que les transformations des sociétés sont le fruit de rapports de force qui forment temporairement des équilibres fragiles entre ces diverses influences.

En effet, c’est parce que l’histoire est cette science du changement restituant les choix des divers acteurs sociaux qu’elle fait des citoyens d’aujourd’hui des acteurs libres d’agir et de modifier à leur tour la société.

En évacuant les peuples de l’histoire, la télévision les rend impuissants.

Sur le plan purement scientifique, cette tendance à l’histoire des grands hommes place dans l’angle mort la vie quotidienne des populations, donc tout un pan de la vie et de la société de l’époque. Si l’on devait vous demander de restituer la société française depuis le début du XXIè siècle, trouveriez-vous judicieux de ne parler que de Messieurs Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron ? Même Napoléon ne serait rien sans la Révolution Française qui l’a précédé. En outre, en Egypte, il savait s’appuyer sur l’islam4 comme en France sur le christianisme : un seul homme ne peut pas contredire l’opinion générale, il s’inscrit forcément dans un contexte. Plutôt que de s’interroger sur le génie bénéfique ou maléfique de tel ou tel grand homme, il est plus pertinent d’analyser les mécanismes anthropologiques, sociaux et politiciens qui s’articulent pour transformer la société. Là où l’historien de télévision se focalise sur la vie de tel ou tel roi, l’historien universitaire cherche à embrasser la vie des populations de l’époque.

Comme l’écrivait Voltaire dès 1744, « on saurait ainsi l’histoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de l’histoire des rois et des cours. »5

Exemple concret : la question de la première guerre mondiale. L’histoire-bataille traditionnelle, centrée sur les stratégies des Etat-major et la question de la responsabilité de la guerre entre Allemands et Français en se focalisant sur le monde des diplomates, a depuis longtemps laissée la place à l’intérêt pour la violence quotidienne vécue par les soldats des tranchées et au débat sur le consentement ou la contrainte pour répondre à la question « comment ont-ils tenu ? ». Ceux qui cherchent à démontrer le consentement évoquent une « culture de guerre », les autres la réfutent : toujours est-il que ces deux grands courants universitaires s’accordent sur le sujet d’étude, à savoir le quotidien des masses et leur manière de penser.

Dans son ouvrage « Une histoire populaire de la France », Gérard Noiriel a réalisé une remarquable synthèse de cette histoire de France où le rôle des dominés est mis en valeur. Restituer le rôle individuel de petites gens et mettre en avant l’action des mouvements collectifs, voilà un enjeu politique majeur : si le peuple a un rôle dans l’histoire, il en a aussi un dans le présent. Ainsi, les dominés s’extraient de l’attente passive du héros qui viendra les sauver. Voilà qui serait salvateur pour démystifier notre régime présidentiel infantilisant centré sur la figure de l’homme providentiel.

Cela va de pair avec la fin d’une histoire de la vénération pour une histoire de la vérité6.

« Tu dois aimer la France, parce que la Nature l’a faite belle et parce que l’Histoire l’a faite grande. »

Voilà ce qui était écrit sur la couverture du Petit Lavisse, manuel d’histoire sur lequel travaillaient les élèves sous la IIIè République. Comme l’histoire télévisuelle d’aujourd’hui, il s’agissait de présenter des récits de conquête, d’épopées, de personnalités exemplaires.

Mais vouer un culte à Napoléon, ce n’est pas faire œuvre d’histoire. Faire de l’histoire, c’est chercher à comprendre comment il a transformé la France et les pays que son armée a conquis, comment les populations ont reçu cette volonté de transformation et comment ils y ont résisté ou se la sont appropriée, comment Napoléon lui-même est influencé par les idées de la Révolution et dépend de l’opinion publique de l’époque. Aussi, lorsqu’un enseignant fait un cours sur Napoléon, il raconte la démocratisation de l’Europe avec l’imposition du code civil et la suppression des privilèges, l’apparition des préfets qui vont structurer la France républicaine jacobine, la création des lycées et de la légion d’honneur comme représentatifs de l’idée de méritocratie mais aussi le million de morts dans son armée, les résistances des peuples à sa politique de conquête, l’infériorisation des femmes dans le code civil, le rétablissement de l’esclavage, sans pour autant diaboliser le personnage mais en montrant que l’individu s’inscrit dans un contexte culturel et économique. Le Napoléon qui rétablit l’esclavage ne ferait-il pas qu’acter le non-respect de l’abolition dans ces territoires ultramarins où le racisme et les enjeux économiques sont toujours prégnants ? Le professeur pourra également mettre en lumière l’art de propagande de son peintre officiel David en analysant l’oeuvre plutôt que d’en faire une simple support illustratif de la grandeur de Napoléon. Il pourra ensuite amener les élèves à s’interroger : est-il le sauveur ou le fossoyeur de la Révolution ? Plus aucun professeur d’histoire ne se contente de leur faire admirer le grand homme de guerre en racontant simplement ses batailles avec l’image de son cheval franchissant les Alpes en décor. Pour analyser Napoléon, le professeur d’histoire ne cherchera pas à placer le curseur entre le bien et le mal absolus, mais demandera aux élèves de réfléchir à son action au regard de valeurs bien spécifiques et relatives à l’époque qui sont celles de la Révolution. Il ne lui attribuera pas toute puissance non plus et le replacera dans le contexte dans lequel il peut agir, dans une perspective spinozienne où, même pour le « héros », « ses moyens ne sont rien si les circonstances, l’opinion ne le favorise pas. L’opinion régit tout ».

Sans en faire une idole ni un épouvantail, l’historien cherche à restituer la complexité du personnage et son inscription dans l’époque.

Au-delà de la valorisation des grands Hommes, c’est la sacralisation de l’histoire nationale qui peut poser problème car elle engendre des formes d’obscurantisme. C’est parce qu’ils se sont écarté du roman national que les historiens ont pu regarder en face à partir des années 60 le régime de Vichy, la traite des Noirs ou encore la colonisation. Sur ce point, il n’y a plus véritablement d’angle mort dans les médias7, sans doute parce que le goût du sensationnel du public, toujours prompt à juger, est tout aussi friand des légendes noires que des légendes dorées. Mais la tentation est grande pour certains hommes politiques de droite d’en revenir au roman national, comme le demandaient Nicolas Sarkozy et François Fillon8 lors des présidentielles de 2017. Au nom d’un certain nationalisme.

L’histoire médiatique est une histoire nationalo-centrée alors que d’une part la nation est une invention du XIXè siècle et que d’autre part l’histoire universitaire est une histoire mondiale et connectée depuis le début des années 2000.

En fait, l’échelle d’étude nationale n’est souvent pas pertinente avant le XIXè siècle car le territoire de la France était parcouru par des clivages internes et le monde était structuré sans ces découpages nationaux.

Ainsi, contrairement au mythe communément répandu, Vercingétorix n’était pas le chef de « la Gaule », invention du XIXè pour légitimer l’idée de nation. Il était le chef de l’une des 60 tribus gauloises, les Arvernes, et fédéra certains de ces peuples très ponctuellement dans la lutte qui les opposait à César et que ce dernier appelait lui-même la guerre des Gaules. Certains peuples de Gaule étaient même alliés des Romains et la frontière n’était pas une césure nette entre Italie et Gaule : les sources évoquant la « Gaule cisalpine » au sujet de l’actuelle Italie du Nord et les Eduens, peuple du sud-est de la France actuelle, avaient adopté dès avant la conquête de César le mode de vie de leurs alliés romains.

Exemple éloquent de l’inadéquation entre le roman national, circonscrit dans les frontières intangibles de la France d’aujourd’hui, et la réalité historique, aux frontières poreuses, floues et mouvantes.

De même, les « Grandes Invasions » des barbares accusées d’avoir mis fin à l’Empire Romain, étaient en fait des installations progressives plus ou moins pacifiques de peuples qui se considéraient romanisés. La prise de pouvoir par un « barbare » a été perçue à tort comme la chute de Rome avec la lecture nationaliste projetée par la IIIè République, mais tout porte à penser que les acteurs de l’époque n’y ont pas vu une chute : cet événement s’inscrivait plutôt dans un long processus de métissage.

Nous pourrions citer également la mise en valeur excessive de Charles Martel qui aurait « arrêté les Arabes à Poitiers en 732» : non seulement rien ne permet d’asserter une invasion plutôt qu’une simple razzia, mais en plus certains éléments portent à penser que les Sarrasins étaient des mercenaires du rival de Charles Martel, le duc d’Aquitaine9.

Les murs du centre culturel musulman Avicennes tagués de propos islamophobes à Rennes.

La vision de guerres nationales n’a guère de sens si l’on veut appréhender les conflits de l’époque : même la guerre de 100 ans est plus une guerre dynastique entre les Plantagenêt et les Valois qu’une guerre nationale entre Angleterre et France. Dès lors, faire de Jeanne d’Arc une héroïne nationaliste est un peu anachronique, elle est en revanche intéressante en tant qu’issue du milieu populaire et néanmoins mobilisée dans l’armée royale en période de crise puis abandonnée sans problème aux Anglais par une noblesse qui se considérait d’une autre race.

Il faut cesser de mettre les lunettes déformantes du présent pour observer le passé.

Ce n’est qu’avec la Révolution Française que la nation française gagne les consciences et cette situation de transition s’observe dans les logiques contradictoires à l’oeuvre. En effet, Louis XVI et une partie de la noblesse obtiennent du soutien dans les autres monarchies européennes avec qui ils entretiennent parfois des liens familiaux pour lutter contre leurs propres sujets, tandis qu’une grande partie du peuple se constitue déjà en nation pour affronter les attaques fomentées par la coalition des monarchies.

Au-delà de ces divisions internes au territoire considéré aujourd’hui comme « la France », les historiens prennent de plus en plus en compte les liens et contacts avec le monde extérieur.

En effet, une histoire connectée s’impose dès les débuts de l’installation des Phocéens à Marseille et une histoire globale est nécessaire à partir du bouclage du monde par les Européens au XVIè siècle : la France n’est pas enfermée dans ses frontières et on ne peut comprendre ce(s) territoire(s) qu’en envisageant les flux qui le parcourent. C’est dans cette optique que P. Boucheron a dirigé l’ouvrage « Une histoire mondiale de la France », car selon lui « la France n’existe pas séparément du monde ». Il s’agit non pas seulement d’envisager le rôle mondial de la France comme l’histoire s’en est longtemps contenté, mais d’aborder comment la France a été influencée par les contacts avec l’étranger.

Pied-de-nez aux discours tournés contre les immigrés au nom de la cristallisation d’une identité française intangible.

Cela implique également de décentrer le regard : on ne peut plus parler par exemple de Grandes Découvertes dans la mesure où elles n’en sont que pour les Européens. Les territoires d’Amérique avaient été découvert longtemps auparavant, comme en témoigne la présence des Indiens.

Il est donc important d’abattre les cloisons artificiellement bâties avec l’extérieur et de dénouer les liens abusifs à l’intérieur. Cela bien sûr ne satisfera pas a priori l’horizon d’attente du spectateur, prisonnier de son univers mental présent, mais c’est là le but de l’histoire : se confronter à l’altérité en appréhendant les mentalités d’autres époques.

Désacraliser le présent, ici en l’occurrence les frontières artificiellement considérées comme intangibles, voilà qui ouvre l’esprit aux changements.

L’histoire médiatique est la présentation d’un passé réifié et figé alors que l’histoire universitaire est la science des changements.

Pour Franck Ferrand, Stephane Bern ou Eric Zemmour, le passé est sacralisé et l’amour de l’histoire ne semble en fait qu’amour d’un passé réifié et figé. Une sorte d’obsession patrimoniale (au sens étymologique du mot latin « héritage du père ») les incite à vénérer ce qui reste du passé dans le présent, ses héritages considérés comme inamovibles, les invariants d’une France éternelle marquée par une identité nationale close et figée. Leur discours est essentialisant pour mieux figer la société du présent et en rejeter les évolutions comme indignes de La France glorieuse du passé, éternelle et monolithique.

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Or, nous l’avons vu, l’histoire est science du changement, les Frances sont multiples car les sociétés sont traversées par des clivages sociaux à chaque époque et les équilibres qui en résultent évoluent à travers le temps au gré de l’action des différents acteurs. Là où la vision téléologique des conteurs d’histoire médiatique projette dans le passé leur vision de la France idéale, la discipline scientifique éclaire les variations, les voies multiples possibles et envisagées à chaque époque, c’est à dire les « futurs du passé » comme le formulait l’historien Koselleck, plutôt qu’une vision téléologique où le passé est entièrement réinterprété en fonction de la fin.

Face à la vision conservatrice d’une histoire mobilisée comme sacralisation du passé, la discipline scientifique est à l’affût des changements. Les enjeux politiques sont forts : nous enfermer dans le carcan du présent ou nous en émanciper par la rencontre avec l’altérité des sociétés passées.

Si d’autres sociétés ont été possibles par le passé, alors d’autres sont possibles dans le futur.

Enfin, l’histoire n’est pas une vérité révélée mais le produit de découvertes successives basées sur les sources et le crédit qu’on leur accorde.

Dès lors, raconter l’histoire ne peut se faire sans faire part des doutes et débats qui la traversent, des sources qui fondent ces dires et des différentes manières de les interpréter.

Par exemple, il ne s’agit plus aujourd’hui de prendre le récit d’Aristote ou de l’historien romain Justin sur la fondation de Massalia en prenant les faits qu’ils racontent pour authentiques. En -600, Protis, le chef de l’expédition grecque, aurait séduit Gyptis, la fille du chef de la tribu gauloise locale des Ségobriges et l’aurait épousée. Ainsi se serait formé le premier couple gallo-grec. Il s’agit de voir ce qui dans ce récit coïncide avec d’autres sources, comme la datation qui correspond bien à l’archéologie, et aussi d’analyser ce texte pour lui-même en se demandant pourquoi cette légende sert politiquement les Grecs : en effet, il est utile de présenter une installation et une prise de pouvoir pacifiques en signifiant aux Gaulois que ce sont leurs ancêtres eux-mêmes qui ont avalisé cette conquête. Les sources sont en tant que telles un objet d’étude pour une histoire dite « culturelle ». Il est fort dommage de les évacuer des récits historiques et d’abêtir le spectateur en ne lui présentant qu’une interprétation possible sans lui indiquer sur quoi elle s’appuie.

Ces inflexions de la manière de faire l’histoire ne semblent pas insurmontables à appréhender pour le spectateur ou l’auditeur. Les cours du secondaire, que ce soit au collège et au lycée, retranscrivent d’ailleurs les problématiques et avancées scientifiques de l’université de manière quasi instantanée par des aménagements réguliers des programmes. Pourtant, on ne peut pas dire que le niveau moyen d’un adolescent soit si remarquablement élevé qu’il est inatteignable par le grand public. Alors, pourquoi ces choix de présenter à la télévision une histoire obsolète ?

Des choix médiatiques idéologiques et paresseux

Cela correspond d’abord à un choix idéologique des animateurs et hommes politiques qui monopolisent la parole sur l’Histoire.

En effet, la recension par Acrimed 10des sujets diffusés depuis 2007 par l’émission « secrets d’histoire » permet de constater que le monarchiste Stéphane Bern laisse libre cours à sa fascination : 50 sujets sur 85 traitent d’un roi ou d’une reine, d’un empereur ou d’une impératrice, d’un pharaon ou d’une pharaonne, ou encore d’un sultan. Le reste des sujets évoque le génie d’autres grands hommes (artistes…) ou des anecdotes légendaires. La majorité du peuple est totalement évacuée de l’histoire. Amusant d’ailleurs de voir que la classe dominante actuelle, à savoir la haute bourgeoisie, préfère s’identifier aux classes dominantes de l’Ancien-Régime, c’est-à-dire les nobles, alors que les bourgeois appartenaient en fait aux classes dominées de l’époque, le Tiers-Etat. C’est pourtant la mise en branle de ces classes dominées dont elles faisaient partie qui a porté au pouvoir les bourgeois. Mais pourquoi rappeler que leur position de domination n’est pas éternelle et inamovible? Et pourquoi mettre en avant l’action du peuple dans le passé si l’on ne souhaite pas qu’il se mobilise maintenant ?

Rien de tel que de minorer l’action des dominés dans le passé pour renforcer les dominations d’aujourd’hui.

Ainsi, concernant la Commune, dont on célèbre les 150 ans du 18 mars au 28 mai, que trouve-t-on en ce moment sur la Chaîne Histoire ? Rien. J’ai trouvé un unique documentaire remontant au 28 mars et l’axe choisi n’est clairement pas neutre : « le Brasier – 1871 Le Louvre sous le feu de la Commune ». Voilà tout ce que la Chaîne Histoire a à dire sur la Commune : une intention supposée de commettre des violences (car l’incendie du Louvre n’a même pas eu lieu). Sur le projet politique : rien. Pourtant, à la date du 28 mars, la chaîne prétend à une programmation spéciale Commune, mais celle-ci ce résume au documentaire que je viens de citer encadré par un documentaire sur la guerre de 1870 et un sur la perte de l’Alsace-Lorraine. Voilà qui fait la transition vers l’autre obsession de l’histoire télévisuelle : les frontières.

Ainsi, pour Eric Zemmour, l’histoire est un instrument du nationalisme comme il pouvait l’être sous la IIIè République : la gloire des grands hommes et la sacralisation des frontières sont donc nécessaires quitte à s’écarter de la réalité. Il est un peu le Plutarque des temps modernes. A l’image des Antiques, il a besoin de présenter des vies illustres comme modèles, même s’il faut pour cela s’affranchir de la notion de vérité. Il ne craint pas de fantasmer l’âge d’or d’une France parfaite qui n’a jamais existé. Dans l’un de ses débats avec M. Onfray sur CNews, il ose carrément affirmer que la France est décadente depuis la chute de Napoléon puisqu’elle perd ses prétentions impérialistes à la conquête11: la France est donc décadente quasiment depuis la naissance, rien moins que ça ! La Grande France selon Zemmour, c’est quand la France n’existait pas.

Au-delà de choix idéologiques, des critères économiques liés à l’audimat peuvent expliquer le choix de porter cette histoire désuète dans les médias. Non pas que cette façon de faire l’histoire soit plus intéressante, mais elle correspond à l’horizon d’attente des téléspectateurs qui ont grandi avec une histoire scolaire héritière de la IIIè République. Ils sont portés vers ces émissions par une nostalgie de leur enfance à l’école : grands hommes, grandes découvertes, grandes invasions. L’histoire médiatique est conforme à leur horizon d’attente car elle est conforme à ce qu’ils apprenaient il y a 40 ans à l’école, l’histoire scolaire ne s’étant alignée sur l’histoire universitaire que récemment.

Celui qui a collectionné les cartes Panini de Platini dans les années 70 et en a fait son idole n’a pas envie d’entendre parler des affaires de corruption à la FIFA mises à jour récemment : comment en serait-il autrement pour Napoléon que l’école républicaine lui a tant vanté à l’époque?

Pas étonnant donc que les historiens plus avant-gardistes (P. Boucheron ou P. Blanchard, cités plus haut) se retrouvent sur Arte, chaîne publique qui s’affranchit un peu plus des logiques de l’audimat. Leurs interventions et l’émission du premier (« quand l’histoire fait date ») sont pourtant captivantes et stimulantes pour quiconque s’intéresse à l’histoire.

L’arrivée d’une nouvelle génération nous autorise donc un certain optimisme sur la propension du public à se tourner vers les nouvelles manières de faire l’histoire : le succès sur youtube de Nota Bene, où un amateur avisé raconte l’histoire avec un réel soin de s’appuyer sur les dernières découvertes des historiens, en témoigne.

En conclusion

L’histoire est une science mais une science n’est jamais une vérité révélée. Elle est une recherche permanente et c’est pourquoi elle évolue.

L’histoire telle qu’on nous la sert à la télévision et dans de nombreux médias est une histoire révolue, celle du roman national, qui n’a plus cours dans les universités depuis la fin de la IIIe République car des coups successifs lui ont été portés par la découverte progressive des réalités du passé. Cette histoire réactionnaire domine l’espace public et est l’instrument d’une droite voire d’une extrême-droite qui l’utilisent pour prétexte à une vision rance de la France. Leur histoire purement narrative a pour seule problématique de raconter la grandeur de la France, comment elle a élargi ou défendu ses frontières pour préserver son identité éternelle autour de la figure de grands hommes.

Au contraire, la discipline historique est une science du changement qui restitue des passés dynamiques évoluant au fil des choix des acteurs. C’est pourquoi l’accès à la connaissance historique fait des citoyens d’aujourd’hui des acteurs libres d’agir sur le monde et de modifier à leur tour la société.

Par conséquent, il est important que des historiens entrent dans le débat public pour présenter une histoire au fait des derniers progrès de la recherche, tant dans les connaissances que dans les méthodes mêmes. L’histoire universitaire -qui peut être portée par de simples amateurs s’ils sont au fait des évolutions de la discipline- doit conquérir l’espace public pour ne pas laisser la main à une extrême-droite xénophobe et animée par le culte du chef. Face à la vision nationaliste, il faut opposer une vision décentrée et décloisonnée. Face à la focalisation sur les Grands Hommes, il faut élargir le regard à l’histoire des peuples et des femmes, tant pour découvrir leur quotidien que pour mieux analyser les fragiles équilibres des sociétés résultant de leurs choix et de leurs rapports de force. Face aux légendes noires ou dorées et à la sacralisation d’un passé glorieux et figé, il faut mettre à jour les vérités plus nuancées et mettre en lumière les transformations de la société.

Le jeu en vaut la chandelle : il s’agit de donner aux citoyens les moyens intellectuels de leur liberté.

 

1 https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120421/deux-historiens-relaxes-face-philippe-de-villiers

2 https://www.arretsurimages.net/articles/ferrand-menant-et-les-hunvraisemblables-invasions

3https://maitron.fr/

4 https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2021/04/04/quand-napoleon-se-revait-en-nouveau-mahomet-fondateur-d-une-republique-islamique-en-egypte_6075510_6038514.html

5 https://hal.archives-ouvertes.fr/cel-01493590/document: un texte fascinant considéré comme la première œuvre d’historiographie (c’est-à-dire une réflexion sur la discipline historique, à des fins à la fois analytiques et programmatiques)

6 Une vérité relative, c’est-à-dire en tant que quête et toujours instable, mais sans compromission et sans obscurantisme au nom de la préservation d’une quelconque gloire

7 Dernier exemple en date, le documentaire « Décolonisation : du sang et des larmes » porté par P. Blanchard, centré sur les violences coloniales, a été très mis en avant par France 2

8 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/09/28/roman-national-recit-national-de-quoi-parle-t-on_5004994_4355770.html

9 BLANC William et NAUDIN, Christophe, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire, 2015

10 https://www.acrimed.org/Secrets-d-histoire-le-magazine-royaliste-de-France-2

11 Il semble d’ailleurs ne pas être au courant de la colonisation de l’Afrique et de l’Indochine.







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