Dans Gazer, mutiler, soumettre : politique de l’arme non-létale, paru aux éditions La Fabrique, Paul Rocher développe autour d’une “théorie de l’arme” non-létale, une vision à la fois historique et systémique de la violence d’État, en revenant sur l’évolution technologique de ces armements, présentés comme moins dangereux et allant dans le sens d’un maintien de l’ordre plus humain, à l’ère où les violences policières explosent, avec leurs lots de blessés et de mutilés.
Si le mouvement des Gilets jaunes a été l’exemple le plus frappant ces dernières années du renforcement autoritaire de l’État, l’auteur rappelle que l’organisation de la gestion sociale autour de la répression n’est toutefois pas nouvelle, et émet le postulat que l’accroissement de la violence d’État, à travers la recherche d’une plus grande efficacité politique de la technologie de l’armement, s’inscrit pleinement dans l’histoire du capitalisme, et dans la volonté d’hégémonie néolibérale propre à l’époque actuelle.
Alors que le débat public autour des violences policières a beaucoup patiné autour de la question doctrinale du maintien de l’ordre, les angles très pertinents choisis par Paul Rocher – et qui doivent sans doute beaucoup à son approche d’économiste, diplômé en sciences politiques – ont le mérite de dresser un portrait large des violences d’État par le prisme d’une société prise dans son ensemble, en faisant le lien entre les facettes technologiques, économiques, sociales et politiques du maintien de l’ordre. La Mule s’est entretenue avec l’auteur.
Ton livre débute sur une mise en situation, de ce que nous sommes aujourd’hui nombreux et nombreuses à avoir vécu en France : une scène de chaos lors d’une manifestation dispersée par la police. Tu énumères alors brièvement des situations vécues lors du mouvement des Gilets jaunes et qui démontrent une brutalisation du maintien de l’ordre. En tant qu’économiste, diplômé en sciences politiques, comment et pourquoi t’es-tu tourné vers cette question ? Quelle est l’évolution personnelle qui t’a amené à t’en saisir ?
En tant qu’économiste, j’observe les différentes réformes de libéralisation, et je m’intéresse à leur réception par les populations. On n’a pas pu manquer ces dernières années que les manifestations se multiplient et sont souvent accompagnées de violences policières. Qui dit violences policières, est assez vite amené à s’interroger sur l’outil qui permet ces violences : en grande partie l’arme non létale. C’est parti de là, à un moment où le débat public avait commencé à prendre autour des violences policières, notamment à partir de 2016 et la Loi travail. Mais ce débat tournait autour de questions comme celles de la légalité des tirs, de la proportionnalité, du nécessaire : on est resté dans les catégories du droit, de la règle. On restait en surface d’un phénomène en fait plus profond, et le débat ne comprenait pas la logique qui amenait l’explosion des violences policières en France. Donc le projet de ce livre est parti d’une observation et d’une insatisfaction de la manière dont on parlait des violences policières.
L’angle que tu as choisi pour aborder la problématique de la violence policière repose sur une « théorie de l’arme » non-létale. Tu démontres que l’histoire de ces armements est profondément ancrée dans celle du progrès technologique, et vient aboutir, en contexte de gestion de la contestation sociale, sur ce que tu appelles « la fortification de l’État ».
Effectivement, la théorie de l’arme, c’est un fil rouge que j’essaie de suivre tout au long du livre. Cette idée vient initialement de Simone Weil qui a théorisé cela dans les années 1930 : pour comprendre pleinement les effets d’une arme, il ne suffit pas de s’intéresser aux fins pour lesquelles elle est employée, il faut s’intéresser à la manière dont l’outil façonne le comportement de celui ou celle qui l’utilise. De quelle manière la disponibilité d’une arme non-létale façonne-t-elle le comportement des policiers ? L’idée force développée dans le livre est que c’est cette disponibilité de l’arme non-létale qui amène les forces de l’ordre à tirer plus et plus rapidement, et entraîne la brutalisation du maintien de l’ordre. On est aux antipodes du discours selon lequel les armes non-létales garantissent un maintien de l’ordre plus humain, plus éthique, plus doux.
Car lorsqu’on examine l’histoire, on constate surtout que les armes non-létales ont été produites, achetées par les États, non pas pour aller vers un maintien de l’ordre plus humain, mais vers un maintien de l’ordre plus efficace politiquement, critère fondamental. Il y a des affinités fortes entre le développement technologique inhérent au capitalisme et les armes non-létales, parmi les plus sophistiquées. La première d’entre elles, si on met de côté la matraque, c’est le gaz lacrymogène, rendu opérationnel, pour la première fois, en France au début du 20ème siècle, et introduit au moment où l’on vivait une agitation et une organisation de plus en plus forte de la classe ouvrière, notamment dans le cadre des syndicats. Cela inquiétait les gouvernements politiques et la police, qui ont donc cherché une arme qui serait efficace pour réprimer le mouvement ouvrier sans pour autant générer de massacres de masse, qui auraient l’inconvénient d’entraîner encore plus de désordre social. Le gaz lacrymogène est donc introduit dans les années 1910 en France, avant d’être utilisé massivement pendant la guerre des tranchées en 14-18. Les dizaines de milliers de soldats gardent un souvenir horrible de ce gaz très puissant, qui va finalement être interdit en cadre de guerre à partir de 1925.
La guerre étant un conflit armé entre deux entités souveraines, les colonies, qui ne sont pas reconnues comme telles, échappent donc à la règle. L’utilisation du gaz lacrymogène se déplace de la guerre à la gestion coloniale, et se répand notamment dans les colonies britanniques dans un premier temps : Kenya, Palestine, Chypre, la liste est longue. C’est là que cette arme va être utilisée à grande échelle pour la première fois avant de revenir vers les métropoles. C’est la première apogée des armes non-létales. Le gaz lacrymogène est apprécié par les gouvernements à la fois pour ses effets physiques, mais aussi psychologiques. On se rend très vite compte, dès les années 30, que le gaz lacrymogène peut provoquer des fausses couches, qu’il a des conséquences très fortes sur les voies respiratoires, sur les poumons ; une enquête du Sénat américain met en garde dès 1930 sur cette arme. Mais il y a aussi les effets psychologiques qui sont très importants, et que Winston Churchill met en avant dès 1919, en cherchant par l’usage du lacrymogène à « inspirer une terreur salutaire » aux colonisés. L’idée est donc de terroriser.
Il y a ensuite une deuxième apogée des armes non-létales lors des années 1960-70, avec à nouveau un mouvement ouvrier qui s’organise et dont la contestation se voit renforcée par le mouvement étudiant ; aux États-Unis, on a le mouvement pour les droits civiques, le mouvement antiraciste… A ce moment, on assiste à l’émergence de nouvelles armes, celles à balles en plastique ou en caoutchouc. Ce sont les ancêtres des LBD40. Les États-Unis les utilisent contre les manifestants, la Grande-Bretagne dans sa gestion coloniale en Irlande du Nord, et on voit assez vite que ces armes font des morts et des mutilés. Donc encore une fois, le critère n’est pas du tout la recherche d’un maintien de l’ordre plus doux, mais véritablement celle d’une efficacité politique. À cette même époque est aussi développée l’arme électrique qui aboutira au pistolet à impulsions électriques.
Si on fait un nouveau saut dans le temps, on atterrit dans les années 90 en France et aux États-Unis où, à nouveau, la question de l’efficacité politique du maintien de l’ordre se pose, mais sur une cible un peu différente. Ce qui inquiète les gouvernements à cette époque, ce sont plutôt les révoltes dans les banlieues et les quartiers populaires, des populations les plus pauvres ou issues de l’immigration postcoloniale. Ce n’est donc pas – et c’est très important de le noter – une évolution qui se fait contre une force politique organisée en tant que telle. Le maintien de l’ordre ne vient plus répondre à un quelconque défi organisé, il n’y a pas un mouvement ouvrier qui conteste l’ordre social, on est là plus face à des révoltes sporadiques. Et donc en quelque sorte, la menace pour l’ordre établi n’a jamais été aussi faible car l’acteur antagoniste historique du capitalisme, le mouvement ouvrier, n’a jamais été aussi insignifiant. Pourtant, l’État recours à de nouvelles armes non-létales et de façon progressivement toujours plus importante, ce qui indique que la variable de sa tolérance face à la contestation évolue. L’État devient de plus en plus intolérant, ce qui est un premier indice de l’étatisme autoritaire dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Cette fortification de l’État repose sur une évolution technologique accrue de la « boîte à outils » de la police ces dernières décennies, et sur de gros moyens destinés par les politiques à l’achat de ces armes dites non-létales… Mais tu reviens également sur le rôle particulier des forces de l’ordre. Si les conditions d’exercice des armes non létales peuvent expliquer leurs violents effets collatéraux, tu émets néanmoins que l’institution policière a sa propre responsabilité, au-delà de la volonté politique, dans le renforcement autoritariste de l’État.
C’est un élément très important car effectivement, la police dispose d’un pouvoir discrétionnaire. On ne peut pas épuiser le sujet des violences policières en se contentant de dire que les policiers reçoivent des ordres et qu’ils les exécutent fidèlement, et que par conséquent, la seule responsabilité des violences incomberait aux décideurs politiques.
Un premier élément est le fait que la non-létalité des armes du même nom, ne l’est pas par nature, mais conditionnée à des règles d’utilisation bien précises. Sauf que ces conditions en réalité sont impossibles à réaliser dans le cadre du maintien de l’ordre. L’arme non-létale l’est en théorie, si le tireur et la cible sont statiques, avec une distance minimale assurant que le projectile ne peut être mortel, avec une concentration possible du tireur, dans un environnement calme, avec une bonne luminosité. Dans le cadre du maintien de l’ordre, ces conditions ne sont pas réalisables : le tireur est dynamique et souvent en mouvement, la cible l’est également, d’autant plus quand elle sait qu’elle est ciblée ; la distance varie en continu. Si le critère principal de non-létalité d’un tir de LBD40 est le respect d’une distance minimale, cette condition est intrinsèquement inapplicable puisque les recherches comportementales nous montrent que les humains se trompent systématiquement sur l’évaluation des distances.
Le deuxième élément, et c’est là qu’on retrouve l’importance de la théorie de l’arme, c’est qu’en suggérant aux policiers que l’arme qu’ils utilisent est non-létale, on leur fait comprendre que finalement, utiliser cette arme contre des civils n’implique pas un danger. L’arme parait assez peu offensive. Mais on sait aussi, grâce aux recherches, que dès lors que des policiers possèdent une arme, ils vont avoir tendance à gérer les situations par l’arme, et non plus d’une manière non-violente. Ils se sentent encouragés à utiliser l’arme, et d’autant plus s’ils ont l’impression que celle-ci n’est pas dangereuse pour la cible. On est pleinement dans la caractéristique de l’arme en tant que telle.
Car à cela s’ajoutent aussi des particularités propres au corps policier, assez bien établies par la sociologie de la police. Pour commencer, la motivation initiale à devenir policier, dans la majorité des cas, est une conception purement répressive du métier, en d’autres termes, un certain goût pour la violence. On a ensuite un effet de l’institution. Lorsque le policier entre dans celle-ci, il passe d’abord par une phase de formation, puis se familiarise avec l’institution dans l’exercice de son travail. C’est lors de cette période que se développe un esprit de corps extrêmement marqué : les policiers apprennent à être solidaires entre eux, à se couvrir. C’est là que l’on retrouve l’une des sources de l’impunité policière et que se développe aussi une certaine conception politique, si elle n’était pas déjà présente en amont, à savoir une sympathie très forte pour les thèses d’extrême-droite. Les voix qui s’élèvent pour dénoncer ce qui se passe dans l’institution sont aussi rares que sont innombrables les cas de violences policières. C’est très caractéristique de voir à quel point l’esprit de corps est solide alors même que toute la population et le débat public se portent sur la question des violences policières.
Par ailleurs, on peut constater que les policiers agissent aussi en fonction de leurs propres conceptions stéréotypées : en maintien de l’ordre, lorsqu’ils pensent être face à un public potentiellement turbulent, ils vont être d’autant plus enclins à employer la force. Ce sont leurs propres préjugés qui font varier le niveau de violence en fonction du public. Grosso modo, on a deux catégories. D’abord, le public pour lequel les policiers ont un certain respect : respect très fort pour le patronat, relativement important vis-à-vis des agriculteurs, relatif par rapport au mouvement ouvrier, lorsqu’il va revendiquer une amélioration du pouvoir d’achat par exemple. Il y a en revanche une inversion très forte vis-à-vis d’un deuxième groupe que les policiers décrivent comme étant : les étudiants, les jeunes, les privilégiés, les casseurs. Cette dernière catégorie est très importante car elle est suffisamment floue pour que viennent s’y tenir les populations issues des quartiers défavorisés mais aussi les mouvements politiques contestataires. Les policiers considèrent dès lors ces catégories comme vecteurs de troubles à l’ordre public, justifiant le recours à la violence. Ils ont donc une marge de manœuvre assez importante, et notamment lorsque les situations sont complexes, imprévisibles et très dynamiques, donc typiquement des situations de maintien de l’ordre. Là, on a toute une série d’éléments qui illustrent la responsabilité propre des policiers dans les violences policières, qui n’exonère en rien évidemment celle des décideurs politiques, qui ont pris la décision d’équiper les forces de l’ordre d’armes non létales et encouragent la violence en favorisant un climat social tendu. On peut aussi parler de l’entretien de l’impunité à travers l’absence quasi-systématique de sanctions pour les policiers violents.
En tant que bras armé de l’État, garante du maintien de l’ordre social, la police est donc nécessairement dévolue à la répression. Derrière ces évolutions qui se sont étalées sur des décennies, tu décèles l’histoire du capitalisme et voit dans la brutalisation du maintien de l’ordre, le renforcement nécessaire à l’établissement de l’hégémonie néolibérale, face à l’opposition de pans entiers des populations.
Cela fait une trentaine d’années qu’en France on introduit toujours plus d’armes non-létales, dont l’éventail se diversifie et monte en puissance, et il me semble important de bien comprendre d’où cette impulsion vient. Et ce, pour le débat public actuel, qui s’interroge sur la doctrine du maintien de l’ordre, avec notamment cette idée que si on organisait différemment celui-ci, les violences baisseraient. J’ai une grande réticence par rapport à cette vision des choses puisque si on prend précisément en compte le contexte d’économie politique qui accompagne les armes non-létales, on se rend compte que ce n’est pas seulement le maintien de l’ordre en tant que tel qui a évolué, mais que cette évolution s’est faite parallèlement à celle des rapports sociaux en France. Le recours aux armes non-létales est en quelque sorte l’expression d’une période particulière du capitalisme, à savoir celle du capitalisme néolibéral. Comment comprendre le lien entre arme non-létale et néolibéralisme ?
Il faut faire un petit détour dans l’histoire récente de la France. Pendant cette période qu’on appelle un peu faussement les Trente glorieuses mais que nous économistes appelons plutôt le fordisme, on avait une certaine stabilité et un certain consensus dans la population vis-à-vis de l’ordre social. C’était notamment lié au fait que les salaires augmentaient régulièrement, les syndicats avaient un certain pouvoir de négociation, les salariés étaient couverts par les conventions collectives, le chômage était faible. Tout cela avait de quoi susciter une certaine adhésion, du moins majoritaire, à l’ordre social, malgré des mouvements ouvriers encore assez forts. Sauf que cela avait également un coût pour la classe dominante, à savoir que le taux de profit était en baisse, ce qui est devenu un problème grandissant à partir des années 1960. Commence donc une période de rupture, de revanche, où la classe dominante veut à nouveau agrandir sa part du gâteau, c’est un moment de bascule vers une redistribution des richesses inversée, organisée par l’État. Cette nouvelle période est évidemment propice à la contestation, puisqu’elle voit les inégalités augmenter fortement.
La classe dominante a deux possibilités : gérer la contestation par la violence, ou susciter à nouveau l’adhésion à l’ordre établi en diminuant les inégalités. Ce n’est évidemment pas la solution choisie par les gouvernements successifs depuis cette époque, puisqu’ils promeuvent au contraire, l’augmentation des inégalités. On choisit donc l’option de recourir à la force pour contenir la contestation, sauf que cette option présente l’inconvénient qu’elle pourrait susciter encore plus de contestation. Et c’est là qu’intervient cette idée assez formidable, qui a été un vrai espoir de la classe dominante, à savoir qu’en introduisant les armes non-létales, on aurait trouvé la solution magique, la technologie miraculeuse, qui permettrait à la fois de maintenir l’ordre social tout en évitant ses débordements. D’où la question centrale donc, de l’efficacité politique de ces armes bien plus que de leur non-létalité. L’arme non-létale est donc l’arme du néolibéralisme.
Pourtant, dans les années 1990, alors que leur recours explose, la contestation organisée du capitalisme est à un degré d’intensité très faible. Ce qui interpelle, c’est que ce n’est donc pas uniquement la menace d’une contestation de l’ordre établi en tant que tel qui anime ce recours aux armes non-létales, mais aussi le fait que l’État lui-même est devenu plus autoritaire. Si on compare ainsi la période fordiste à la période néolibérale, on constate que lors de la première, l’État avait des relais importants dans la société civile, qu’ils soient associatifs ou syndicaux, la communication allait dans les deux sens : l’État prenait la température de la société, ce qui lui permettait de lâcher des morceaux un peu substantiels comme l’augmentation du SMIC et des salaires, qui renforçaient l’adhésion à l’ordre social.
La période néolibérale correspond à un arrangement institutionnel très différent, où le parlement et les corps intermédiaires jouent un rôle moins important, et où la bureaucratie s’est amplifiée aux côtés du pouvoir exécutif. L’État est donc de plus en plus autoritaire dans son fonctionnement, et est donc plus enclin à surinterpréter la contestation sociale et à la traiter de façon plus autoritaire. Il encourage donc le recours à la force, et notamment par l’arme non-létale. On voit aussi cet autoritarisme dans l’augmentation du nombre des manifestations interdites, des interdictions de séjour, du flicage des militants, des projets de lois explorant la surveillance par drone ou la reconnaissance faciale. Le néolibéralisme n’est donc pas qu’une transformation socio-économique, mais également une course vers l’autoritarisme.
Face à cette évolution, menée au fil du temps par les élites économico-politiques, l’autodéfense populaire vient s’opposer à l’autonomisation et à la brutalisation de la police. Comment la population peut-elle reprendre le contrôle et mettre fin à la violence politique ?
Les données statistiques montrent que la brutalisation de la police et que le recours toujours plus rapide et croissant aux tirs, concerne tant les unités spécialisées dans le maintien de l’ordre que celles qui ne le sont pas. Sur les dix dernières années, on a une explosion du recours aux armes non-létales, multiplié par neuf entre 2009 et 2018, année lors de laquelle les forces de l’ordre ont tiré plus de 19000 fois sur des civils. On voit donc que la disponibilité accrue de l’arme façonne et modifie les comportements des policiers, mais que cela entraîne aussi, en réaction, une adaptation du comportement de la population face à la violence policière.
On voit la généralisation du port d’un certain nombre d’outils qui protègent la santé comme les foulards, les lunettes et masques de ski, les casques, protège-tibia, les banderoles renforcées. Toutes ces choses-là ont pour objectif de protéger les manifestants et de leur permettre malgré le recours aux armes et donc à la violence policière, de manifester et de s’exprimer. La question des armes est ainsi un problème démocratique puisqu’elles viennent restreindre très fortement le droit à la libre expression. L’autodéfense populaire n’est pas forcément quelque chose de très réfléchi et préparé, et peut se transmettre spontanément dans le cadre d’une manifestation. On a pu l’observer avec le mouvement des Gilets jaunes, dont je cite des exemples dans le livre, de cas où des manifestants ont appris sur le champ, la nécessité de se protéger des risques.
Ce qui est intéressant, c’est que des rapports du ministère de l’Intérieur même, reconnaissent que ces pratiques d’autodéfense populaire atténuent les effets des armes non-létales et que par conséquent, le gouvernement cherche d’autres armes non-létales susceptibles de contourner les moyens de l’autodéfense populaire. Mais toujours est-il que celle-ci dispose d’une inventivité lui permettant jusque-là de contourner assez efficacement les effets des armes non-létales. Alors, si cela n’empêche évidemment pas les mutilations, les traumatismes, les blessures, et parfois les morts, elle reste un outil relativement efficace, même si les policiers commencent à confisquer de plus en plus le matériel de protection.
Il me semble important aussi que cette autodéfense populaire conduit à la politisation des blessés, et on a vu ainsi des collectifs mener un travail infatigable et difficile pour amener dans le débat public le sujet des armes. Un sondage en janvier 2019 nous apprend que la majorité des interrogés se prononcent pour l’interdiction des balles en caoutchouc, ce qui est assez surprenant dans la mesure où ces armes ont été introduites en étant présentées comme pas dangereuses du tout. A l’époque, le journal Libération titrait : « C’est l’arrivée des balles en mousse », ce qui paraît presque ludique. Ainsi en vingt ans, la balle « en mousse » s’est totalement décrédibilisée par son propre usage.
Dans la mesure où la disponibilité même des armes est ce qui conduit à leur utilisation plus massive et donc à la brutalisation du maintien de l’ordre, il apparaît impossible de faire un meilleur encadrement, et d’en améliorer la gestion. Seule leur suppression peut conduire à la diminution des violences policières. Aussi, le désarmement est une question fondamentale à mener dans le débat public. En association avec cette idée, il me semble important de trouver un dispositif pérenne permettant le contrôle populaire de l’armement, visant à soumettre au collectif populaire la décision d’introduire telle ou telle nouvelle arme. Toutefois ces mesures n’aboutiraient qu’à la diminution des violences policières et non à leur disparition, car elles ne sont évidemment pas toutes le fruit d’armes non létales. Mais cela aurait pour effet de réduire l’étatisme autoritaire, puisqu’en désarmant la police, on en réduit la marge de manœuvre, et on impose à l’État de s’intéresser aux revendications populaires plutôt que de leur tirer tout simplement dessus.
On est au cœur des questions démocratiques et on peut voir parfois des avancées. Aux États-Unis, le mouvement BlackLivesMatter a relancé celui du désarmement de la police, et par exemple, la ville de Seattle a voté l’interdiction des balles en caoutchouc. Ces mobilisations sur des revendications immédiates peuvent donc porter. Ce sont toutefois des acquis qui restent fragiles, puisque le recours aux armes non létales tout comme la violence des policiers en général, sont l’expression de rapports sociaux d’une société structurée par les inégalités, non pas seulement de classes mais aussi de sexualités, de genres et de races. Tant que la société repose sur ces inégalités, il ne peut y avoir de fin des violences policières. La clé définitive se trouve là, dans ces rapports sociaux.
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