Livreurs Uber Eats, Deliveroo : entre exploitation et répression

À Montpellier, les amendes de la mairie ont un goût amer.

 

On les voit souvent agglutinés par petits groupes autour de quelques spots en bordure de l’Écusson, le turquoise ou l’argenté de leurs sacs isothermes scintillant jusque tard dans la nuit. Début janvier, les livreurs Deliveroo et Uber Eats ont fait les frais du zèle de la police du maire « socialiste » Michaël Delafosse : lors d’une opération, dix-sept d’entre eux ont été sanctionnés d’une amende de 135€ pour avoir circulé en deux-roues motorisés dans l’Écusson, contrevenant à l’interdiction de leur circulation par la mairie de Montpellier. L’information a fait grand bruit, relayée par certains milieux militants et la presse locale, une pétition a même rapidement recueilli plus de 10000 signatures pour réclamer l’annulation de ces amendes.

Un peu plus tard, dans le Midi Libre, l’adjoint « à la protection de la population et à la tranquillité publique » Sébastien Cote justifiait l’opération de la façon suivante : « Nous ne ciblons pas les livreurs, mais les deux-roues motorisés. Ces verbalisations n’ont pas d’autre but que de faire respecter la législation, d’assurer la sécurité des piétons et la tranquillité des riverains. » Pourtant, l’article du quotidien présente le cas d’un scootériste, commerçant du centre-ville, verbalisé la semaine suivante par la municipale sur la place de la Comédie, à hauteur d’une vingtaine d’euros. Bien loin du montant exorbitant de 135€ ayant frappé les livreurs de repas lors de l’opération menée le soir du samedi 2 janvier, entre 21 et 22h. Un message fort était donc passé à ces travailleurs de l’ombre, très sollicités dans le centre-ville qui, en la période de crise sanitaire, concentre les offres de restauration à emporter en livraison.

« On ne sait jamais combien on va gagner à la journée. Parfois tu fais 100 euros, parfois tu fais 60. »

Rue Maguelone, un mois plus tard. Ils sont une demi-douzaine autour de leurs scooters et de leurs vélos, discutant joyeusement, les yeux alternativement rivés sur leurs smartphones, fixés dans des pochettes à leurs poignets. « Le système Deliveroo ou UberEats, on travaille dedans mais on ne sait pas vraiment comment ça marche » sourit Salah*, Sud-Soudanais qui vit en France depuis trois ans et livre en scooter. Comme ses collègues présents, tous originaires d’Afrique subsaharienne, il est payé à la livraison. Quand ils s’y connectent, les applis Deliveroo ou UberEats proposent aux livreurs des missions, à prix fluctuant principalement, parmi d’autres variables, en fonction du temps estimé de la prise en charge ou de la distance de la livraison. Mais il semblerait aussi que les nombres de commandes et de livreurs disponibles – en somme, le marché –  puissent faire varier les prix des courses. Les modes de calcul des rémunérations évoluent au fil du temps, parfois dans une certaine opacité. Salah lui, a opté pour UberEats.

Il nous explique qu’à Montpellier le nombre de courses journalier est très variable : « On ne sait jamais combien on va gagner à la journée. Parfois tu fais 100 euros, parfois tu fais 60. » En chiffre d’affaires, pas en bénéfices. Les livreurs de repas travaillent en général de 11h du matin, quand les premières commandes apparaissent, jusqu’à 15h, puis de 18h à 23h30, lorsque le flux se tarit définitivement. « Cette semaine, je n’ai travaillé que 28h, il n’y a pas eu beaucoup de travail.  Si tu veux avoir des commandes, tu dois rester dans la rue toute la journée. » Des journées à durée variable, pour compenser le manque à gagner.

Avec un statut d’autoentrepreneur, les frais d’essence ne sont pas remboursés par les plateformes, qui économisent aussi leur part sur les cotisations sociales. Le fameux sac fluorescent qu’on a l’habitude de voir se balancer sur les dos des livreurs, n’est lui non plus pas gratuit : 67€ hors frais de livraison pour les « collaborateurs » UberEats. Avec un employeur unique pour la majorité d’entre eux, le statut des livreurs s’apparente à du salariat déguisé, sans ses avantages ni ses leviers de protection sociale. UberEats opère comme un prestataire de service, il prélève donc des frais supplémentaires. Les livreurs s’acquittent en outre de leurs propres cotisations sociales à l’Urssaf à hauteur de 22%. « En gros, à la fin du mois, tu as la moitié qui part dans les prélèvements et l’essence. »

« Tu commences à vélo normal, puis tu travailles dur pour passer au vélo électrique »

Le job, relativement facile d’accès, est très prisé par les migrants, qui au prix d’efforts intenses, y trouvent une possibilité d’élévation sociale : « Tu commences à vélo normal, puis tu travailles dur pour passer au vélo électrique » qui permet de faire plus de courses en se fatiguant moins, surtout dans l’Écusson et son relief escarpé. Donc de gagner plus. Et si l’envie est là de prendre des courses plus lointaines, moins briguées et plus rémunératrices, on finit par acheter un scooter, comme Salah.

Mais celui-ci a la mine plutôt sombre, alors qu’on évoque la série d’amendes qui a frappé les livreurs motorisés. Depuis plusieurs semaines, il ne fait presque plus de livraisons dans le centre-ville de Montpellier, pour éviter les sanctions. Mais quand les temps sont durs : « Tu récupères ta commande, tu pars vite, si tu as de la chance tu ne croises pas la police, et si tu n’en as pas, tu les croises et tu risques une amende. C’est aussi simple que ça. Et le risque existe nuit et jour. » Depuis l’opération du 2 janvier, certains de ses collègues ont à nouveau été verbalisés.

C’est aussi le cas d’Assef*, un Afghan d’une trentaine d’années, livreur à scooter, que nous rencontrons dans la rue de Verdun, avec un petit groupe où se mêlent là encore deux-roues motorisés ou non. C’est son compatriote Sayd* qui nous fait la traduction. Travailleur infatigable, Assef a régulièrement été verbalisé par la police. « La dernière fois, sur une journée de travail à 80€, il a pris environ 90€ en amendes. C’est une journée de perdue. » Pour lui, la situation est injuste : « La police laisse passer les autres véhicules, [notamment] les scooters. Elle ne s’en prend qu’aux livreurs. » Mais le problème pour ceux-ci ne s’arrête pas à la répression en tant que telle. En effet, l’interdiction de la circulation des deux-roues motorisés dans l’Écusson entraîne de multiples conséquences néfastes pour les livreurs à scooter.

Des conséquences sur le revenu qui ne se limitent pas qu’aux amendes

En effet, l’interdiction de le traverser oblige les livreurs à contourner l’Écusson, ce qui entraîne ainsi des détours :  une perte de temps (donc une baisse du nombre de livraisons effectuées) et une augmentation des frais d’essence. L’application UberEats ne prend pas en compte l’interdiction de circulation : une livraison qui affiche 2km sur l’écran peut se traduire au double à cause des détours engendrés. Ce qui peut entraîner des pénalités en cas de retard trop important, mais aussi des problèmes avec la clientèle, qui reçoit sa pitance moins rapidement et donc moins chaude, et peut assigner une notation plus basse sur son application mobile au livreur en question. Les coursiers UberEats doivent avoir une notation générale supérieure à 90% d’avis positifs pour pouvoir continuer à exercer ; et ils font déjà souvent les frais d’erreurs de commandes par les restaurants ou d’incidents extérieurs.

Tout cela se traduit en pertes de revenus, d’autant que si la livraison est rémunérée, le retour vers le centre-ville n’est pas pris en compte dans son prix, pas plus que la distance exacte effectuée entre le lieu où se trouve le livreur qui accepte une commande et le restaurant où il vient la récupérer. Assef perd ainsi l’équivalent de plusieurs centaines de livraisons par mois à cause de l’interdiction de centre-ville.

Après l’histoire des amendes, un client du centre-ville, qui se plaignait d’un retard, l’a pris de haut en suggérant que les livreurs n’ont qu’à tous travailler à vélo. « Sauf que tu peux travailler à vélo quand tu as la santé, intervient Sayd. Lui il a un problème à la jambe, il ne peut travailler qu’en scooter. » Il est 14h30. Depuis une heure, Assef a reçu cinq ou six propositions de courses, toutes déclinées. Comme Salah, il n’accepte plus les livraisons dans l’Écusson depuis la série d’amendes du mois de janvier. Alors il se rabat sur les commandes plus lointaines, mieux payées mais aussi plus rares. Cette matinée, il n’a pu effectuer qu’une seule course.

« Depuis le Covid, il y a eu une grosse augmentation du nombre de livreurs, explique Sayd, qui exerce depuis un an. À l’époque, on n’était pas énormément, aujourd’hui on est trop. Comme tous les restaurants ont fermé, plein de personnels sont devenus livreurs. » Cette croissance exponentielle a rendu le secteur, dans les faits, ultra-concurrentiel, entraînant des variations régulières des rémunérations des livreurs depuis les bases opaques des algorithmes.

Travailler plus pour gagner… plus ?

Sayd, qui circule en vélo électrique, vient de recevoir une proposition : « Le client est à 10km. Comment tu peux faire la course à vélo ? Même avec un vélo électrique, c’est dur. Si ta batterie est vide, tu ne peux faire que le centre-ville et un peu autour. 2 ou 3km pour une course ça va, 6km ça commence à faire trop. » Son vélo électrique a une autonomie de 80km. Il en parcourt en moyenne entre 100 et 110 par jour, plus d’une dizaine par heure de travail. Une course entre un restaurant du centre-ville et Port Marianne, soit environ 4km aller-retour, rapporte entre 4 et 5€. « Sur des commandes lointaines, tu peux te faire entre 15 et 20€. » Mais Sayd ne peut accepter de telles courses, il viderait la batterie de son vélo en quatre ou cinq allers-retours seulement.

En traversant la place de la Comédie, trois voitures de police stationnées devant les Trois Grâces. Sous bonne garde… Derrière l’Opéra, c’est à nouveau un groupe d’Afghans que nous rencontrons, autour de leurs véhicules posés ça et là. Deux d’entre eux nous reçoivent avec de larges sourires, l’un avec son vélo électrique, l’autre avec son mécanique : « Lui, il est costaud » plaisante-t-on joyeusement. « La première semaine, c’était difficile, sourit le principal intéressé. Maintenant j’ai l’habitude. » Il fait entre 50 et 60km par jour à la force des mollets, ne peut répondre qu’à une quinzaine de livraisons, distantes de 3 ou 4km maximum. Si c’est bien rémunéré, il peut accepter de se déplacer plus loin, en cumulant plusieurs commandes. À l’image des algorithmes qui supervisent leur activité, les livreurs de repas calculent savamment la rentabilité de l’effort. « Je ne vais jamais jusqu’à Sabines, Castelnau ou Lattes. »

« On n’a pas d’explications sur les prix, donc on se contente d’accepter ou non la commande. » Lorsque la concurrence est trop forte, les offres trop rares, les livreurs compensent en restant connectés le plus possible sur leur application, même pendant les heures creuses. L’un d’entre eux lâche, un peu pince sans rire : « Dans la vie, je ne sais pas deux choses : quand je vais mourir, et quand on me proposera une course. »

Tous les livreurs que nous avons rencontrés semblent dépités par le rythme des commandes depuis une semaine, sans trop comprendre pourquoi elles ont drastiquement baissé. « Le samedi, normalement, on travaille toute la journée. Mais là, ça fait cinq jours que c’est trop calme, on ne sait pas pourquoi. Et le prix des livraisons a aussi baissé depuis. » Le jeune homme nous explique que pour des courses semblables les rémunérations ont pu passer de 5 à 3,5€. « On n’est pas prévenus des variations. »

Dans l’attente, les livreurs se regroupent donc par communautés d’origine : les Africains, les Afghans, en petits groupes séparés. « Ce sont des collègues, mais on ne parle pas les mêmes langues » nous disent les Afghans de l’Opéra. L’un d’entre eux précise avec un très fort accent qu’il ne parle qu’à peine le français. En Afghanistan, il n’est pas allé à l’école, n’a pas appris à écrire ni lire. Pendant sa jeunesse, il a dû combattre au lieu d’étudier, explique-t-il en mimant une arme avec ses mains. Son compère le chambre gentiment : « Va sur Youtube, il y a plein de vidéos pour apprendre. » Lui a 29 ans, l’autre 32… « Et toi ? – Lui, il est vieux ! »

Quand la répression enchérit sur l’exploitation

Rien n’efface leur bonne humeur et leur sens de l’humour. Pourtant ces jeunes hommes font aujourd’hui les frais d’une politique démagogique et injuste. Avec la fermeture des restaurants et le maintien de la vente à emporter, le nombre des commandes en livraison a évidemment explosé, notamment dans le centre-ville. Celui de ces travailleurs aussi, qui subissent, bien plus que de se la livrer volontairement, la concurrence tracée dans l’opacité par leurs employeurs. La vague d’amendes infligées par la municipalité aux livreurs à scooter est donc particulièrement malvenue en ce contexte de précarité grandissante liée à la crise sanitaire et économique. D’autant plus quand elle se motive par la tranquillité d’un centre-ville dont la population est pourtant la première concernée par ces livraisons, qui mettent les livreurs face à une exigence de rapidité pour se distinguer sur un marché aussi concurrentiel.

Comme autrefois, lorsque la révolution industrielle a privé l’ouvrier-artisan de la maîtrise de sa production, comme lorsque le fordisme a poussé à l’extrême son cadencement matériel, la révolution numérique prive aujourd’hui ses petits acteurs de la maîtrise technologique des secteurs qu’elle transforme, les livrant ainsi à une forme d’exploitation nouvelle, vouée au profit maximal : l’uberisation. À laquelle s’ajoute la répression de l’État.

*les prénoms ont été changés

Photographies : Ricardo Parreira.







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