David Dufresne met fin à Allô Place Beauvau : “Je commence sans imaginer une seule seconde que ça va durer deux ans”

Après plus de deux ans passés à documenter et signaler des faits de violences policières, le journaliste indépendant, auteur et réalisateur David Dufresne a annoncé la fin de sa plateforme Allô Place Beauvau, qui avait été l’un des fers de lance de la manifestation de la répression du mouvement des Gilets jaunes. Née sur Twitter le 4 décembre 2018, le hashtag compile rapidement des dizaines de cas de violences issues des manifestations fluo, avec date, photos, lieux, détails des faits, en recensant les signalements faits par de nombreuses personnes dont des automédias et journalistes indépendants.

A partir de janvier 2019, la plateforme est transposée sur Médiapart et propose une data-visualisation des blessés et mutilés des mouvements sociaux suite aux violences policières. Celle-ci permet de constater en temps réel l’ampleur systémique de la répression de la contestation sociale. Après de longs mois de travail, elle recense 993 signalements, dont les chiffres effarants de 353 blessures à la tête, 30 éborgné·es, et 6 mains arrachées. Retour avec David Dufresne sur cette expérience journalistique hors normes qui a participé activement à la mise en lumière de la réalité de la répression d’État en France.

 

Le mouvement des Gilets jaunes a dès ses premières semaines subi une répression d’une violence et d’une ampleur inédite, propulsant au fil des mois dans l’espace médiatique la question des violences policières. Le 4 décembre 2018, le premier signalement “Allo place Beauvau” est publié sur Twitter, présentant un lycéen victime d’un tir de LBD à la tête. S’ensuit une cohorte de signalements et d’images très dures documentant la répression de la manifestation des Gilets jaunes du 1er décembre à Paris. Qu’est-ce qui t’a prédestiné à te faire le relai de ces preuves de la réalité des violences policières ?

Les questions de maintien de l’ordre dit social – c’est à dire le fait que lorsqu’il y a une contestation dans la rue, il y a une réponse de la police – m’intéressent depuis que je suis arrivé dans le monde adulte, c’est à dire depuis 1986 où j’ai eu les voltigeurs aux trousses comme beaucoup d’autres, et c’est une question qui m’a beaucoup taraudé donc j’ai écrit des bouquins et j’ai fait des films là dessus. En décembre 2018, je reviens du Canada où j’ai passé sept ans, je n’ai pas vu la Loi Travail, ni Notre-Dame-des-Landes, ni Rémi Fraisse, je vivais très loin de tout ça. Donc, je découvre d’un coup une brutalité policière qui était en germe depuis quelques années, et surtout, je suis sidéré par le silence médiatique. Je commence en me disant, que peut être qu’en faisant le lien entre des gens qui font des vidéos, des photos, et des journalistes, on va arriver à percer cette indifférence médiatique. Il y a l’idée de dire que la police n’est plus du tout dans le rôle qu’elle se donne – et que l’on peut discuter par ailleurs – du maintien de l’ordre, mais qu’elle est dans la répression, dans une brutalité féroce.

“Comme une bouteille à la mer, de manière très modeste, je commence ce signalement sans imaginer une seule seconde que ça va durer deux ans.”

 

A ce moment là, il y a déjà des éborgnés, on sait pas qu’il y en a autant car les nouvelles vont mettre du temps à arriver, mais il y a déjà des mutilés, il y a Zineb Redouane qui meurt le 1er décembre. On est dans une autre chose que le prétendu maintien de l’ordre à la française. Donc, brutalité de la police, silence médiatique, déni politique. Tout ça fait que, comme une bouteille à la mer, de manière très modeste, je commence ce signalement sans imaginer une seule seconde que ça va durer deux ans. L’autre chose, c’était l’intuition que se jouait quelque chose sur les réseaux sociaux, de l’ordre de la documentation, des vidéastes et photographes, etc, et donc d’accompagner ce mouvement là. Ce qui fait que je m’y mets, c’est parce que j’ai effectivement quelques connaissances en matière de maintien de l’ordre et de police depuis les années 1990. C’est la conjonction de tout cela qui aboutit à Allo Place Beauvau.

 

L’allocution brève, factuelle, accompagnée d’images souvent difficiles, fait régulièrement tâche d’huile sur les réseaux sociaux, et révèle au grand jour la violence du maintien de l’ordre appliqué aux Gilets jaunes, mais aussi à d’autres mouvements sociaux. Tu as souvent répété que “Allô place Beauvau” était le fruit d’un travail collectif. Comment et avec qui celui-ci s’est-il réalisé, et en quoi a-t-il consisté ?

C’est vraiment important de le dire : il y avait sur Facebook des pages, comme le Mur jaune, tout un tas d’auto-médias à Montpellier, Toulouse, Lille, Nantes, etc, qui documentaient les manifs, il y avait des comptes Twitter qui apparaissaient, certains déjà connus comme Taranis News ou Taha Bouhafs, Rémy Buisine, tout le phénomène des directs sur les réseaux sociaux. Mais ce qui m’intéressait, c’était aussi de percer les bulles de filtre, dans lesquelles on est tous. Et l’idée c’était d’accompagner ce mouvement là, d’une certaine manière de lui rendre vraiment hommage, en essayant de l’amener à un autre public qu’étaient justement les journalistes. D’où l’idée de Twitter, qui comme chacun sait, est le nouveau fil AFP, donc c’était l’idée d’occuper ce terrain là.

Cela a pris beaucoup plus de temps que prévu, puisqu’on peut dire que la médiatisation des violences policières dans le cadre des manifestations va prendre à peu près deux mois, pour que ça devienne vraiment un enjeu du débat public, et ça vient notamment parce qu’on va se retrouver, avec d’autres, à répondre à l’ONU, au Parlement européen, au Conseil de l’Europe, qui eux, ont repéré ces vidéos et ont l’habitude de travailler avec des lanceurs d’alerte dans tous les pays du monde. C’est un peu par l’étranger que la pression est arrivée sur le gouvernement en France.

En ce qui concerne Allô Place Beauvau, très vite, dès l’acte 4 des Gilets jaunes, je me suis retrouvé à recevoir énormément de notifications, parfois jusqu’à des milliers, les samedis et dimanches qui suivaient les actes. A un moment donné, il y a un réseau de correspondants implicites qui s’est monté – notamment avec vous, avec certains membres de la Mule [ndlr: une quarantaine de signalements], à Toulouse, à Lille avec d’autres -, un réseau informel s’est créé avec un climat de confiance, par des gens sûrs, qui avaient bien filmé par eux mêmes les images, qui étaient capables de me dire où, quand. Je me suis retrouvé à faire presque un travail d’agence de presse, en disant : voilà les faits bruts, voilà ce qui s’est passé à tel endroit, quand, comment, et chacun fait de tout cela ce qu’il veut.

En janvier, Médiapart abrite le projet, et on transforme la série de tweets en une data-visualisation. Et là il se passe véritablement quelque chose, c’est que d’un coup, ceux qui ne voulaient pas comprendre, comprennent qu’on est face à un système, à une violence systémique. Ce n’est pas un mille-feuilles de violences, c’est un système. Je pense que cette prise de conscience est due au fait qu’on puisse visualiser numériquement ce qu’il s’est passé.

 

Malgré des réseaux sociaux débordant de preuves et le travail de longue haleine de journalistes et médias indépendants, la question des violences policières a mis de longs mois à surpasser le déni politique, jusqu’à l’année 2020 et le renouveau de certains mouvements antiracistes ou contre les violences policières, qui semble avoir opéré une véritable mise à nue du sujet. Comment expliquer cette lenteur, puis cette explosion qui a mis fin à l’invisibilisation des violences policières touchant notamment les quartiers ?

Il y a une conjonction d’événements. Il ne faut pas oublier les deux rassemblements à l’appel du comité Adama au mois de juin 2020, il y a George Floyd, et puis il y a je crois, à un moment donné, l’idée quand même que d’un côté, il y a des chercheurs qui travaillent depuis très longtemps et qui, soit ont changé et ont musclé leur discours, soit ont continué à porter le même, mais on a commencé à les écouter un peu plus. Est aussi apparu très clairement, suite aux nombreuses enquêtes ouvertes par l’IGPN, que cet éventuel contre-pouvoir n’agissait pas.

Il y a eu une forme de prise de conscience, qui pour certains est passée par des vidéos terribles, comme celle de la mort de George Floyd ou [de l’agression] de Michel Zecler, mais il y a aussi tout le travail de ces comités anti-répression, de ces collectifs d’avocats, de ces chercheurs, ces journalistes indépendants et auto-médias, et je pense qu’à un moment donné, tout ce travail s’est retrouvé mêlé, avec parfois des perspectives différentes, et ça a fait masse et a rencontré la nécessité d’un débat public. Et là, les grands médias effectivement, ont été obligés de parler de ces questions là. Et on en arrive au point d’orgue, la manifestation du 28 novembre dernier, où on a 500 000 personnes dans les rues en France contre la Loi de sécurité globale. Car au même moment où se produisent ces débats, on a en face un durcissement législatif. On a eu un durcissement avec la matraque et le LBD, et maintenant on a un durcissement législatif. Tout ça fait que la question devient centrale.

 

Comment expliques-tu cette soudaine flambée répressive touchant les mouvements sociaux après s’être étendue dans le “laboratoire des quartiers”, accompagnée d’une véritable criminalisation à travers le processus judiciaire et d’une stigmatisation des victimes ? La violence est-elle dans l’ADN de la police de par son héritage ou suit-elle une instrumentation politique récente ?

La violence est vendue avec la police, là dessus, personne n’a découvert que la police était violente. La question, si on prend les textes de lois, c’est celle de la proportionnalité et de la nécessité et donc là chacun voit bien qu’on a affaire de plus en plus à une police qui use de la violence de manière ni nécessaire ni proportionnelle, donc déjà là, il y a débat. Après, on peut même poser la question de la place de la police, de sa nature, de son étendue, et là certains évoquent par exemple son abolition. Mais avant même cela, sur son propre terrain on peut discuter de la police, puisque même le code pénal prévoit le fait qu’une violence exercée par un fonctionnaire de police peut être une circonstance aggravante. C’est un débat qui est donc prévu par le législateur.

Effectivement, pendant très longtemps, cette violence s’est surtout exercée dans les quartiers au nom – et c’est discutable – de la lutte contre la délinquance. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que cette violence, avec pour partie les mêmes hommes, les mêmes armes, la même doctrine, s’abat sur la contestation sociale. Et donc la question est de se demander pourquoi on passe d’une violence à une autre, pourquoi elle se transpose ? C’est en ça que c’est une affaire éminemment politique. Il y a des marchés publics de plus en plus importants pour un armement de plus en plus important, des discours ministériels de plus en plus martiaux, on est dans une militarisation de plus en plus prononcée. On peut dire que l’État préfère faire le choix de la réponse policière par rapport au malaise social et à la crise économique. On est dans une réponse extrêmement répressive doublée d’un durcissement sur les lois.

 

Après près d’un millier de signalements, tu as annoncé la fin de Allô Place Beauvau, qui avait trouvé un relai puissant dans ta collaboration avec Médiapart. Après le roman Dernière sommation qui vient puissamment mêler la réalité et la fiction, replongeant dans l’instant répressif particulier du mouvement des Gilets jaunes, puis le film Un pays qui se tient sage, déclinant une réflexion collective autour de la violence d’État, quelles sont tes perspectives pour l’avenir ?

Il faut savoir que sur Allô Place Beauvau, j’ai été en première ligne, mais par exemple au niveau de la data-visualisation, c’est une histoire de copains, on était plusieurs. Et donc on a beaucoup réfléchi sur quel sens ça a de continuer les signalements, alors que leur but était de participer, avec d’autres, à la provocation du débat. Une fois que le débat est là, faut-il continuer ou faut-il trouver d’autres moyens ? Si des gens veulent poursuivre les signalements, ils sont évidemment les bienvenus, la documentation est libre, appartient à tout le monde et d’ailleurs plein de gens et de groupes documentent les violences policières, ça ne va pas s’arrêter.

Pour notre part, j’avais l’impression qu’on était allé au bout de la démonstration en ce qui nous concernait, et qu’il y avait peut être d’autres choses à faire pour nourrir le débat. Puis il y a aussi la nécessité je crois que d’autres gens soient visibles sur la question, qu’il y ait d’autres visages, d’autres perspectives, d’autres motivations. Au bout de deux ans non stop, je me suis dit que c’était le moment de changer de braquet. Je suis de très près la loi de Sécurité globale, et les actions et mobilisations qu’il peut y avoir contre. Et au delà, évidemment, toutes les revendications autoritaires auxquelles on fait face, et notamment l’article 18 de la loi Séparatisme, qui est une resucée de l’article 24 de la loi de Sécurité Globale; les drones, etc, ce sont des questions qui me paraissent extrêmement importantes à aborder. C’est juste un changement de perspective donc.







La Mule est un média libre et indépendant, financé par ses lectrices et lecteurs. Votre soutien est déterminant pour la poursuite de notre action, totalement bénévole, qui vise à documenter les multiples luttes locales dans la région de Montpellier - et parfois au-delà - et à interroger les rapports entre le pouvoir politique et la population.

Face au monopole de groupes de presse détenus par des milliardaires, la Mule défend une information libre, apartisane et engagée, déliée de la question économique. L'accès à notre site est ainsi totalement gratuit et sans publicités.

Je soutiens la Mule par un don ou un abonnement à prix libre !
Partager