Anti passe sanitaire : l’extrême-droite comme un poison dans l’eau

Depuis plus d’un mois, la France connaît le frémissement d’un nouveau mouvement social spontané, explosant sur la question du passe sanitaire, mais dont on ressent aisément la profondeur de trames enchevêtrées, consécutives à plus d’un an et demi d’une crise sanitaire dont la gestion sidérante par le président épidémiologiste de guerre Emmanuel Macron et son gouvernement, précipite à nouveau des centaines de milliers de personnes dans la rue. Depuis, les comparaisons vont bon train avec le mouvement des Gilets jaunes, tant par sa massivité, son caractère “apolitique” revendiqué, une certaine fierté patriotique, son auto-organisation via des réseaux sociaux, son rejet de médias ressentis comme partiaux et manipulateurs, mais aussi la présence initiale de l’extrême-droite ou d’une imagerie complotiste. Toutefois, elles trouvent leurs limites dans certaines différences marquées imprimant à ce mouvement anti passe sanitaire une nature relativement distincte, s’inscrivant dans l’évolution du paysage politique français sous la mandature Macron.

Anti pass is the new Gilet jaune (?)

Il y a, c’est palpable dans ces manifestations, un ferment d’extrême-droite bien plus fort que lors du mouvement fluo. Depuis deux ans, et notamment à la faveur de la crise du Covid, l’extrême-droite a très largement étendu son emprise idéologique en encourageant, créant, et se liant à des rhétoriques conspirationnistes qui incluent cette actualité à la fois omniprésente et nouvelle dans les habituelles circonvolutions complotistes et leurs couleurs parfois haineuses, toujours confuses. Ces rhétoriques sont emmenées par des figures tutélaires qui font autorité auprès de larges groupes agissant politiquement (lire notre enquête sur Reinfocovid), tout en se définissant très souvent comme “citoyens” ou “apolitiques”. Ceux-ci se font le relais de flux d’informations largement douteux ou ouvertement complotistes, et généralement liés in fine à l’extrême-droite, qu’elle soit française, européenne ou états-unienne. L’essor des théories du complot, qui accompagne l’histoire des crises multidimensionnelles et des errements des élites politiques et économiques, a toujours fait l’objet d’une obsession jalouse de l’extrême-droite. Ce phénomène n’a rien de nouveau, mais il trouve toutefois au 21e siècle une résonance toute mondialisée, comme notre média, parmi d’autres, l’a démontré dans plusieurs enquêtes notamment sur le film Hold-Up ou le groupe militant confusionniste La Rose Blanche, mettant en exergue que le trumpisme complotiste (entre autres) alimentait ce type d’idéologies tout autour du monde.

Autre différence avec le mouvement fluo, le mot d’ordre presque unique “Liberté!”, largement visibilisé par la sphère médiatique, recentre le discours de cette mobilisation sur la thématique des libertés individuelles au détriment de toutes celles qui s’inscrivent dans la période de crise sanitaire que nous vivons, des inégalités sociales au démantèlement du système de santé publique, en passant par l’autoritarisme sécuritaire. L’absence, en apparence, de revendications sociales naturelles, trouve son pendant dans le peu d’actions de blocage effectif ayant été entreprises, même si des opposant·es commencent à investir des centres commerciaux ou des terrasses de café pour protester contre l’extension du passe sanitaire.

Mais l’omniprésence de concepts relatifs aux libertés individuelles reflète aussi le levier symbolique et syntaxique principalement creusé par l’extrême-droite tout au long de la crise sanitaire, aux côtés de ces groupements très actifs sur les réseaux sociaux pour propager tant, des informations erronées ou tronquées sur le Covid et les tribunes d’experts confusionnistes, que les preuves d’amour envoyées par les responsables de certains partis politiques bruns. Par nature, même si elles n’adhèrent pas fondamentalement à une idéologie d’extrême-droite ou complotiste, les personnes qui participent à cette mobilisation interagissent avec un environnement militant qui a été façonné en grande partie par ces logiques politiques, notamment à travers les réseaux sociaux. Lesquelles puisent, dans le fonctionnement de la sphère médiatique, toute résonance pour étayer leurs argumentaires. Aussi la redondance de références patriotiques, qui ne sont pas forcément de nature extrémiste, trouve toutefois à s’amplifier dans les discours tenus par des meneurs dont l’apolitisme est parfois discutable.

Dans un pays dont la devise a fait sienne la “Liberté”, et largement bercé d’un individualisme imprimé par son système, l’axiome permet de fédérer facilement, autour d’un noyau dur réactionnaire lancé dans le militantisme numérique et de terrain, un large éventail de personnes en colère contre un gouvernement qui bafoue un principe aussi indivisible. Jusqu’à de nombreuses qui ne se seraient pas forcément engagées d’elles-mêmes auprès d’une compréhension complotiste, antisémite ou xénophobe du monde, mais viennent ainsi partager avec, le premier mot et le premier accord d’une révolte. Depuis des mois, l’observation des réseaux sociaux nous montre, à travers toutes catégories sociales, l’essor lourd de sens de médias tels que France Soir, qui mêle habilement dépêches de l’AFP et réinformation, un concept fait sien par l’extrême-droite. La propagation de thématiques complotistes profite ainsi du noyautage de la contestation contre la gestion de crise sanitaire autour des concepts de Liberté et de passe sanitaire, en jouant d’une vision du monde où la décadence des valeurs fondamentales complémente la main-mise sur la planète de figures du mal définies par une haine fantasmagorique.

 

L’extrême-droite comme un poison dans l’eau

Chaque personne engagée dans toute forme de militantisme sait comment, à partir d’une idée, on dispose de moyens pour chercher à engager une adhésion à sa cause. On milite et on se munit d’outils, de pratiques communes, de collectifs, de stratégies, de lieux, d’organisations. C’est cette dynamique interne qui se produit actuellement dans le mouvement anti passe sanitaire, et il nous faut donc ouvrir les yeux sur le fait que l’extrême-droite y est particulièrement à son aise aux côtés de groupes anti-vaccins, confusionnistes ou de “résistance” au complot mondial, et qu’elle a à la fois de nombreux coups d’avance et une certaine marge de manoeuvre au sein de la foule “apolitique”, qui compose le gros du mouvement et tâche elle aussi de s’auto-organiser. L’omniprésence avérée, tant dans les grandes villes que dans les zones péri-urbaines, de thématiques antisémites, complotistes, confuses, antivax… mais aussi de groupuscules ultra-réactionnaires tels que la Ligue du Midi à Montpellier, Civitas à Nantes, les Zouaves à Paris, etc, la mainmise de Florian Philippot sur une partie du mouvement à Paris, manifestent le fait que l’extrême-droite dans tout son éventail était prête pour cette mobilisation. Les liens logiques qui sous-tendent cette présence presque évidente dans les cortèges, se sont développés largement en amont de ce mouvement anti passe, au fil des confinements, des couvre-feu, des errements gouvernementaux ou parlementaires, des conférences en visio et rassemblements restés un temps anecdotiques.

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Les thématiques haineuses que l’extrême-droite et ses multiples nuances peuvent ainsi, sans contradiction ni stigmatisation, disperser dans l’espace public, résultent de ce travail préalable, et leur nombre et leur récurrence devraient plus que nous alerter dans un contexte politique et économique qui rappelle tristement celui des années 30. Elles sont ainsi représentatives de la place que prend l’adhésion idéologique à l’extrême-droite dans l’espace public, tant par sa présence publique assumée que par son acception à force de banalisation, par les strates dites “apolitiques” de la société, largement majoritaires dans cette mobilisation, comme en témoignent les nombreux discours pro-unité incluant ouvertement l’extrême-droite, ou ceux renvoyant dos à dos gauchistes et fachos. Et il n’en reste pas moins qu’un nombre significatif de personnes sans être forcément extrémistes, manifestent aussi, même si elles n’en sont pas toujours conscientes, des convictions confuses ou complotistes issues de l’abondante lutte menée par des cercles issus de ou affiliés à l’extrême-droite, notamment sur les réseaux sociaux.

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Pourquoi investir ce mouvement anti passe ?

Comme plusieurs voix le rappellent depuis quelques semaines, les militant·es anticapitalistes manquent cruellement de positions audibles dans la transposition des débats qu’opère la crise sanitaire, mais pourtant pas de matière en vue de cette mobilisation, tant l’unique mot d’ordre “Liberté!” se fait l’arbre qui cache la forêt de la crise sanitaire. La profanation démocratique d’une gestion de crise autoritaire et cynique, a vu la logique néolibérale à l’oeuvre poursuivre son démantèlement du système de santé, mettre spectaculairement en place sa société de contrôle à travers des lois sécuritaires et stigmatisantes, arroser copieusement d’argent public des multinationales reines de l’optimisation fiscale et des licenciements, révéler au grand jour l’emprise des firmes pharmaceutiques sur les institutions représentatives nationales et européennes, cliver profondément la société en laissant des pans entiers de la population en proie à une situation sociale catastrophique tout en poursuivant ses réformes inégalitaires… L’exercice politique de la mandature Macron dont le néolibéralisme autoritaire s’est une nouvelle fois vérifié à travers la gestion de la crise sanitaire n’est pas pour rien dans le délitement de la confiance dans la parole du système, qui anime largement ces mobilisations contre le passe sanitaire.

Si le mouvement anti passe ne semble pas porter intrinsèquement ce même germe social qu’avait celui des Gilets jaunes, il se déroule donc pourtant au beau milieu d’une marmite en ébullition, où la colère s’accroit à mesure de la fracture sociale. Il est d’ailleurs à noter que le mouvement est aussi largement investi par les Gilets jaunes, dont les chants sont repris, parfois modifiés dans les cortèges, qui témoigne de la continuité et de la légitimité d’une lutte un temps étouffée par les mesures sanitaires et sécuritaires. Un autre appui peut raisonnablement se trouver auprès d’une large part même de cette foule qui se veut apolitique, mais déploie un discours de raison, centré sur l’opposition au passe sanitaire et non pas à la vaccination, et également nourri de considérations qui nous sont communes tant sur la gestion de la crise que sur ses aspects scientifiques.

Et cette marmite sociale et politique, dans laquelle comptent aussi des quartiers populaires invisibles au sein de cette mobilisation truffée de références patriotiques, et des luttes radicales écologistes, féministes, pour l’égalité des genres et l’application des droits humains, profondément politiques, se trouve elle-même dans un four en fusion, déséquilibré, où l’urgence climatique se surajoute au vacarme des armes, de la destruction et de l’exploitation : de la domination. Alors que des masses pléthoriques sont mobilisées chaque samedi et que rôdent parmi elles des forces obscurantistes, les militant·es ont l’opportunité de réinvestir la rue et d’assumer leurs positions politiques dans toute leur pluralité, de faire le lien entre le passe sanitaire et le néolibéralisme autoritaire, entre le coronavirus et l’exploitation de la planète, entre le pacifisme et la violence d’État, entre le patriarcat et la domination de classe, entre la montée de l’extrême-droite et la radicalisation du capitalisme financier. De dépasser en somme l’angle mort de la Liberté pour faire de ce moment humain un véritable mouvement social.

À neuf mois des élections présidentielles en France, les idées ultra-réactionnaires ont contaminé l’ensemble du spectre politique, abondamment propagées par le gouvernement lui-même et des figures allant de l’extrême-gauche à son opposée, dans un système médiatique bien pris en main par le sommet de la pyramide sociale. Dans cette arène où chacun·e connaît les règles, il est évident que le pouvoir politique en place, ultra-minoritaire sur une échelle de masse et mené du bout du nez dans la sempiternelle course à l’échalote électoraliste, fait grand cas des leçons d’abstention massive de ces dernières années, et tâche de favoriser l’épouvantail Le Pen pour augmenter ses chances de victoire sur un hypothétique second tour. On connaît la chanson mais comment va-t-elle se terminer ?

Alors que des centaines de milliers de personnes sont dans la rue et que la rentrée pourrait promettre un afflux de nouvelles têtes, les syndicats semblent prêts à répéter la même erreur stratégique que lors du mouvement fluo en se distançant de la mobilisation – quand bien même celle-ci ne se proclame pas particulièrement anti-syndicats et comporte évidemment une dimension sociale. Les mouvances anticapitalistes, dans toute leur diversité, peuvent-elle se permettre de laisser à l’extrême-droite le champ libre dans des cortèges massifs et “apolitiques” (soit, à la première marche de leur implication politique) ? Sans une participation active, le risque est de laisser en présence d’une sphère idéologique, qu’une élection présidentielle dont on imagine le sens des débats va, au mieux renforcer, au pire placer aux manettes du pays, une mobilisation populaire dont la base est au moins aussi massive que celle des Gilets jaunes. Et dont les acteurs-manipulateurs sont déjà fermement en place, de toute une galaxie allant du national dont les têtes sont désormais bien connues, jusqu’au niveau local, où groupes réactionnaires, complotistes ou confusionnistes s’emparent comme naturellement, à de nombreux endroits, de l’animation politique de ces rassemblements.

Les milieux militants ont parfois peiné à se coordonner pour avancer sur une véritable lutte sanitaire. Malmenés par l’autoritarisme du gouvernement et ses conséquences, ils ont au contraire – et non sans raisons – souvent priorisé la subsistance de leurs luttes politiques, tout en les inféodant – le moins possible, parfois – aux mesures et à l’agenda sanitaires imposés par le pouvoir. Ils ont tenté de se poursuivre, et de résister tant que faire se peut aux bénéfices politiques dont a voulu tirer le gouvernement de cette crise. L’échec de la lutte contre la loi Sécurité globale montre cependant que, malgré une certaine capacité à réveiller les foules, le discours politique contestataire n’est pas parvenu à se visibiliser et à se massifier dans son ensemble au travers de ce moment sanitaire, là même où le discours réactionnaire a semblé étendre rapidement et concrètement son emprise sur une problématique qui relève certes, des libertés individuelles, mais surtout du contrôle social. Ce mouvement contre le passe sanitaire, beaucoup plus spontané, semble donc une occasion cruciale pour la mouvance anticapitaliste d’imprimer une marque politique, alors que l’élection présidentielle à venir et la gronde sociale pourraient entraîner d’elles-mêmes une massification de la contestation globale.

 







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