Écologie et solidarité à Pantin : le squat « Laboratoire Écologique Ø Déchet » en péril

Le squat Léø (pour Laboratoire Écologique Zéro Déchet), qui se trouve dans deux hangars dans le quartier de Quatre-Chemins à Pantin, est le terreau idéal de luttes territoriales et d’initiatives de solidarité dans le Nord-est parisien. Le tout porté par l’ambition de vivre sans impact environnemental. Retour sur l’histoire d’une occupation qui fera face à un procès ce jeudi 20 mai et risque l’expulsion.

Quand Amélie finit de m’énumérer toutes les activités qui ont lieu au Léø, je reste sans mots. Je connais le lieu depuis quelques mois, mais jamais je n’aurais pu imaginer qu’une telle quantité d’ateliers, de collectes, de distributions et de rencontres puissent avoir lieu dans le même espace. S’il fallait décrire le squat avec une image, ça serait peut-être celle de l’oasis: un lieu artificiel mais fécond, qui héberge beaucoup d’espèces différentes et qui en permet la survie dans l’ambiance hostile du désert.

Le Léø n’est pas une oasis, mais un squat de la ville de Pantin, en Seine-Saint-Denis, dans la banlieue Nord de Paris. L’entrée, qui donne sur une petite cour, ne laisse rien deviner de tout ce qui se trouve derrière: un salon et espace de don avec un espace de travail, un énorme hangar hébergeant plusieurs roulottes, des stocks alimentaires et de vêtements, et les espaces de travail et de réunion de plusieurs associations du territoire. Tout ça est développé et tenu en état grâce au travail de trois personnes: Amélie, Michel et Julie. Le nom, Léø, est acronyme de Laboratoire écologique ø déchet, pour souligner l’ambition du lieu : vivre sans produire aucun déchet. Le squat récupère environ 200 kilos de nourriture toutes les semaines, qui sont ensuite réutilisés ou distribués à des associations solidaires. Tout ce qui est inutilisable est transformé en compost qui sert à la récupération de deux friches, aussi entretenues par le Léø.

C’est également un espace de dons de vêtements et de matériaux, un atelier de réparation et un lieu de solidarité. En effet, la plupart des objets récupérés sont distribués dans des colis alimentaires, vestimentaires ou d’hygiène aux familles du territoire. Car non seulement le Léø offre un abri à des mères seules ou des mineurs
isolés, mais il héberge aussi des dizaines d’associations d’Île-de-France. Le squat est en effet un lieu fondamental pour l’activité de ces associations, auxquelles il fournit non seulement un espace de stockage et de réunion, mais aussi du support logistique et de l’aide matérielle. Grâce au travail de l’équipe du Léø, un vrai réseau a pu se constituer entre les associations de solidarité, qui peuvent s’entraider les unes les autres, partager des connaissances, des pratiques et tisser des liens.

Photo : Igor Babou

Le jour où je visite le lieu, l’association de solidarité « Entraides citoyennes » est en train de cuisiner les repas qui vont être distribués dans la soirée. L’association distribue des plats chauds, des boissons et des produits d’hygiène depuis 2013, m’explique une bénévole. « On est arrivé.es que depuis deux semaines ici, avant on était dans un autre squat à Saint-Denis et malheureusement ce squat a été expulsé. On est rentré.es en contact avec Amélie parce qu’on avait des dons de couches ou du lait pour bébé ; on voulait trouver une association à laquelle les donner et on est tombé.es sur elle. Donc quand on s’est retrouvé.es sans lieu on lui a demandé si on pouvait venir ici ». Le cas d’Entraides citoyennes n’est qu’un exemple parmi d’autres d’associations et collectifs qui s’organisent depuis ce squat: les Brigades de Solidarité Populaire d’Aubervilliers/Pantin ; XR Pantin ; Youth for Climate ; la Cyclofficine de Pantin ; le Collectif Pour le Triangle de Gonesse… la liste est longue, et elle donne l’impression que beaucoup des luttes du département, et plus particulièrement d’Aubervilliers et de Pantin, sont en contact d’une façon ou d’une autre avec le Léø.

Une longue histoire qui pourrait bientôt s’achever

Le lieu est né d’un projet artistique, comme me le raconte Amélie : « Au départ c’était lié à une pièce de théâtre, il y avait tout un penchant artistique parce que Michel est marionnettiste et constructeur de décors, mais on l’a abandonné car aujourd’hui il y a une telle émergence écologique et sociale qu’il n’y en a pas besoin. […]. Ça reste un projet qu’on a dans l’arrière de nos têtes, c’est-à-dire faire tout ce qu’on fait, mais sans impact au sol, dans des habitats nomades, avec un décor incroyable et de temps et temps recevoir le public. L’idée c’est de faire en sorte que pour le public ça soit une immersion totale. » L’urgence sociale est trop forte dans le département du 93, et le Léø s’est orienté décidément vers la solidarité. Avec la pandémie et les confinements, toutes les activités qui ramenaient du public au Léø (ateliers, projections, expositions..) ont été suspendues, et dans le lieu, on ne s’occupe maintenant que de recyclage et de solidarité.

Au départ, pourtant, Amélie et Michel ont cherché à réaliser leur projet autrement qu’en squattant ce qui est devenu le Léø. Le couple a participé à plusieurs appels à projets et a fait beaucoup de demandes de lieux aux mairies, mais sans résultat. Au départ, on ne leur faisait pas confiance parce que le projet n’avait pas encore été réalisé. Après l’occupation d’un bâtiment à Noisy-le-Sec, la couple a continué à chercher une convention « parce que vivre en squat comporte toute une partie de préoccupations : l’eau, le gaz, la sécurité, l’entretien. On ne les aurait pas dans un lieu conventionné et ça nous rendrait possible de faire encore plus que ce qu’on fait ici. » Mais les élus se sont montrés réticents. « Il y a au moins un lieu où on a postulé et on était les seuls à le faire. On n’a pas eu de réponse. En fait, vous voulez qu’il ne se passe rien dans vos villes, dites-le. »

Photo : Igor Babou

Finalement, le problème se révèle être d’ordre politique. Les élus de tous bords ne veulent pas héberger des associations qui affichent une idéologie anti-capitaliste, même si leurs activités sont centrées sur des idées de solidarité et d’écologie. « C’est des gens qui sont derrière leurs bureaux et qui parlent d’écologie et de solidarité comme si c’étaient des mots qui les faisaient rêver, mais en fait une fois qu’on en parle vraiment, ils disent “ah oui mais en fait vous êtes anti-capitalistes”. Bah oui! On peut pas faire de l’écologie sans être anti-capitalistes et on peut pas faire de la solidarité sans dire : “il y a peut-être un problème avec le système”. […] on dit “l’écologie sans lutte des classes c’est du jardinage, la solidarité sans politique c’est de la charité” ». Le Léø a contacté plusieurs élus avec qui il y avait eu des échanges en vue du procès, mais sans réponse.

Dans toute l’Île-de-France, l’ambiance est de moins en moins à la tolérance envers les squats. En témoigne le nouvel article anti-occupations inséré dans la Loi Sécurité globale, qui triple les peines pour les occupations. Le Léø n’est pas le seul squat à risquer une expulsion imminente. Le squat du DSXL, qui se trouvait jusqu’en 2019 dans un bâtiment proche du Léø, est maintenant à Romainville. À l’issue d’un procès qui s’est tenu en juillet 2020, ses habitant.e.s en ont été décrété.es potentiellement expulsables à partir du 28 mai 2021. Le squat accueille depuis son ouverture des artistes en résidence, mais organise aussi des activités de solidarité. Ce serait donc une autre perte importante pour le territoire de la banlieue Nord. Un autre lieu important et historique pour ce territoire, le Landy Sauvage à Saint-Denis, a risqué une expulsion à l’improviste ces derniers mois. Alors que le délai concédé par le tribunal s’étendait jusqu’à la fin de juillet de cette année, le propriétaire du lieu, l’EPFIF (Établissement Public Foncier d’Île-de-France), a demandé une expulsion immédiate et le maire de Saint-Denis a soutenu cette démarche avec un arrêté municipal demandant l’expulsion des occupant.es.

Les propriétaires et les politicien.nes sont donc au travail pour accélérer les délais de procédures d’expulsion déjà établies par la justice. Un processus activement hostile aux tiers-lieux qui ne sont pas politiquement alignés avec les élus et qui, surtout, dérangent trop les propriétaires fonciers. Dans un territoire traversé comme le 93 par les hallucinations de gloire métropolitaine du Grand Paris et des Jeux Olympiques, les frontières entre intérêts privés et gestion des affaires publiques deviennent poreuses et les élus agissent parfois comme les chiens de garde des boîtes d’aménagement.

Après le procès, deux projets opposés pour le monde qui vient

Après plus de deux ans de travail, le Léø se retrouve donc menacé d’expulsion. Ce squat de Pantin est situé, comme le Landy Sauvage, sur une parcelle possédée par l’EPFIF, un des plus grands propriétaires fonciers en Ile-de-France. L’organisation, qui est à capital public et dont le conseil d’administration est composé par des représentants de l’État et des collectivités territoriales, se donne comme mission de « contribuer au développement de l’offre de logements en menant une stratégie foncière très offensive » et de « contribuer, par le renouvellement urbain et l’intensification urbaine, à un aménagement durable du territoire et à la fabrique de la ville durable. » Traduisons : centraliser la gestion du foncier public, acheter du foncier valorisable, et encourager le développement de nouveaux quartiers au profit des promoteurs privés qui vont acquérir les terrains. Cette imbrication des logiques marchandes de rentabilité et de gestion des biens publics ne peut que questionner. Amélie le rappelle : « Ils ont beaucoup, beaucoup de foncier et là où c’est aussi scandaleux, c’est quand tu vois les élus qui disent qu’ils peuvent pas s’engager parce que on est en bagarre avec l’EPFIF… l’EPFIF c’est une boîte, alors qu’eux en face c’est des représentants du peuple quoi ! Alors que ces mecslà ou ces nanas-là s’écrasent […] ça questionne vachement. Alors c’est fini la politique, il faut le dire. » Le paradigme est connu : le développement à tout prix est l’idéologie centrale du monde néolibéral, et tout ce qui s’oppose à la machine des aménageurs privés et publics doit être éliminé.

Dans le cas du Léø, c’est un projet d’« écoquartier » qui sert de prétexte à l’expulsion des occupant.es. Élaboré depuis 2003, ce projet prévoit 1500 nouveaux logements et 100 000 m² de bureaux. Une densification urbaine au moins discutable en temps de pandémie, qui a comme but la rentabilisation d’un quartier très populaire, celui des Quatre-chemins, qui aurait besoin d’autres types d’interventions. C’est donc une bataille symbolique et politique que celle entre l’EPFIF et les occupant.es : d’un côté une vision d’écologie liée à une solidarité de proximité, inséparable d’une vision de société anti-capitaliste ; de l’autre, un projet imposé d’en haut, par un réseaux d’organisations et de gestionnaires publics asservis aux intérêts privés et à la règle omniprésente du profit.

C’est pour cela que la décision du tribunal de Pantin, en 2019, avait été surprenante. Le Léø avait obtenu un délai de trois ans avant de quitter les lieux, un délibéré presque unique pour un squat. La cour n’avait pas reconnu les demandes de l’EPFIF par rapport à l’expulsion des occupant.es, et avait au contraire indiqué que « les défendeurs montrent qu’ils ont investi les lieux dont il est constant qu’ils étaient désaffectés et ont tendu à les réhabiliter pour en faire un centre d’activités culturelles et sociales accueillant également des personnes vulnérables ou en état de précarité. » Maintenant, EPFIF a saisi la cour d’appel de Paris dans l’espoir de renverser les résultats, alors que les travaux pour l’écoquartier ne vont pas commencer avant 2023, année durant laquelle le délai qui a été donné au Léø sera déjà terminé.

Le procès aura lieu le jeudi 20 mai 2021 et le soutien aux occupant.es s’organise autour d’une manifestation sur la place du Châtelet. Deux visions très différentes de notre futur vont s’y affronter, et le résultat n’est pas sûr. Ce qui est certain, dit Amélie, est que : « Même si on est expulsé.es rapidement on va pas partir en fermant notre gueule. » Indépendamment de ce qui va ressortir de la salle du tribunal, la lutte du Léø ne va pas s’arrêter.







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