1er mai à Paris : symptômes d’un mouvement social en tensions

Environ 25 000 personnes se sont rendues à Paris ce samedi 1er mai pour la journée de fête des travailleurs et des travailleuses, ayant à coeur malgré la crise sanitaire de symboliser leur opposition au gouvernement Macron et de passer un message fort à l’ennemi de classe. Hélas, sous la pression d’un maintien de l’ordre agressif, la fête a tourné court et dégénéré en affrontements intestins en fin de manifestation, entre le service d’ordre de la CGT et des membres du cortège de tête. Un épisode qui est venu ternir une journée de mobilisation toutefois réussie en contexte pandémique, qui a vu près de 170 000 personnes défiler en France.

Le scénario de ce type de tensions est désormais connu. Les forces de l’ordre, présentes massivement, tentent de distinguer et réprimer violemment le cortège de tête, provoquant le repli du cortège syndical, accusé au pire de collaboration avec la police, au mieux d’un défaut de solidarité. Ce 1er mai à Paris, les forces de l’ordre, taquinées par le cortège de tête, sont venues brutalement scinder la manifestation sur le boulevard Voltaire, exerçant leur violence et procédant à de nombreuses interpellations. Pour certain·es, le service d’ordre de la CGT aurait facilité ce travail répressif en rendant difficile à l’avant-garde de refluer vers le cortège syndical. En outre, le nassage d’une grande partie de la manifestation par les forces de l’ordre, et sa découpe brutale à coups de bonds offensifs, n’ont pu que favoriser une certaine tension générale.

On a désormais l’habitude de la formation presque systématique d’un black bloc en tête des grandes manifestations parisiennes, symbole d’une évolution de la contestation qui considère la forme traditionnelle de la manif inapte à s’inclure efficacement dans le rapport de forces avec le pouvoir. Au delà du choix de l’auto défense populaire pour faire face à une répression grandissante du mouvement social, l’usage de la violence physique ou de la dégradation matérielle répondant à la violence systémique du pouvoir vient remettre en cause de manière plus générale la vision syndicale de la lutte portée par les centrales historiques comme la CGT.

Aussi, la vision anarcho-autonome, renforcée dans ses rangs par une partie du mouvement des gilets jaunes, considère la manifestation comme un terrain d’action directe prompt à générer des faits insurrectionnels sensés faire peur au pouvoir et passer plus efficacement un message contestataire, la violence concentrant l’attention des médias sur le mouvement social. Il est aussi question de répondre à la violence policière par une résistance physique à celle-ci. Cette vision s’oppose sur le terrain depuis maintenant plusieurs décennies à l’axiome syndical, considérant l’action au sein des entreprises, la communication, la massification du mouvement social à travers l’éveil de la conscience de classe, comme éléments primordiaux de la lutte sociale : la manifestation demeure avant tout un moyen de se compter et de donner au pouvoir un aperçu de la masse contestataire, en vue de négocier les revendications portées.

La forme aujourd’hui traditionnelle de la manifestation est le fruit d’un compromis entre le pouvoir et les corps intermédiaires. Le pouvoir délègue aux organisateurs la gestion de la sécurité au sein du cortège à un service d’ordre, qui agit en lien avec les forces de l’ordre pour assurer la forme pacifiste de la manifestation. Cette potentielle collaboration n’a rien de nouveau et fait suite à un 19ème siècle de contestations réprimées dans le sang. Ce processus d’auto-régulation de la contestation est toutefois censé être compensé par le pouvoir de plusieurs façons : les forces de l’ordre n’interviennent pas dans la gestion du cortège, et le pouvoir se rend attentif aux messages revendicatifs transmis par la manifestation.

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Or, on remarque que la radicalisation néolibérale du pouvoir a aujourd’hui abouti à rendre caduque ce compromis. Non seulement, les forces de l’ordre interviennent de manière toujours plus régulière et violente au sein des cortèges, et d’autre part, le pouvoir semble complètement sourd aux revendications populaires, opérant son cycle réformiste sans plus aucune concession. La militarisation progressive du maintien de l’ordre est venue au fil du temps accentuer le déséquilibre du rapport de forces entre le pouvoir et la masse contestataire. La manifestation traditionnelle devient ainsi, en l’absence d’une véritable massification, inopérante à agir efficacement au sein de ce rapport de forces. Sur l’autre versant, le pouvoir disposant et usant de moyens de maintien de l’ordre violemment efficaces et démobilisateurs, a de quoi cantonner l’efficacité des modalités de mobilisation plus radicales.

Sur le terrain, le logiciel syndical continue parfois de s’admettre comme seul légitime à porter la contestation de la rue, en témoignent les réactions outrées de syndicats qui considèrent, suite à cet affrontement avec les autonomes ce samedi, qu’on leur a “volé la fête des travailleurs”, comme si le 1er mai n’appartenait qu’à eux. Bien que de plus en plus de personnes admettent les pratiques plus radicales telles que celles du cortège de tête, y compris dans les rangs syndicaux. Ce rejet assez généralisé de l’usage de la violence au sein du rapport de forces, trouve son répondant du côté de nombre de barricadier·es dans une véritable répulsion envers les centrales syndicales.

Les organisations syndicales dont les têtes bureaucratisées ne reflètent plus que superficiellement la base, seraient allées de renoncements en renoncements sur le terrain politique, et sont accusées d’avoir délaissé la revendication active des droits des travailleurs et travailleuses au profit d’une politique de négociations sectorielles sur chaque nouvelle réforme visant à opérer la régression de ces droits. La chute continue du taux de syndicalisation (passé de 30% au sortir de la 2ème guerre mondiale à 10% aujourd’hui) s’explique autant par l’histoire de ces renoncements qu’elle vient y contribuer et les rendre toujours plus inéluctables. Aussi est-il tout à fait logique de voir les rangs des cortèges de tête se grossir, et de plus en plus de personnes verser dans des modalités de lutte jugées plus efficaces au sein du rapport de forces.

L’impossible conciliation entre un logiciel syndical qui ne remettrait pas en question ses moyens de lutte et une vision anti-légaliste de la contestation, a déjà pu fournir un exemple culminant avec le mouvement des gilets jaunes, composé et scindé de fait par ces deux visions et l’inéluctable question de l’usage de la violence, ou tout du moins d’une forme de radicalité non légaliste. Aussi, les grandes centrales syndicales, oublieuses de certains pans de leur histoire et fermement campées sur leurs pratiques actuelles, sont passées à côté d’un véritable potentiel populaire et n’ont jamais pu faire levier de cette massification du mouvement social.

De l’autre côté, les mouvances qui composent le cortège de tête peuvent également, au fil de la radicalisation et de la brutalisation du maintien de l’ordre, s’interroger sur la productivité d’un usage systématiquement désordonné de la violence. S’il est évident qu’une contestation massive et violente – comme l’ont été les actes fondateurs des gilets jaunes – est tout à fait à même de porter un message fort au pouvoir, la déclinaison systématique de la violence ou de la dégradation au sein des manifestations peut poser question, tant par les risques qu’elle fait peser sur les manifestant·es dans le cadre d’une manifestation majoritairement syndicale, que par un effet contre-productif de la violence – qu’elle soit policière ou contestataire – sur la massification toujours nécessaire des mouvements sociaux. Au demeurant, la réaction du pouvoir face au message contestataire violent relève plus de la multiplication d’efforts de communication stigmatisants et d’une brutalisation de la répression et de la surveillance, que d’un recul sur ses velléités réformatrices néolibérales.

Ce 1er mai 2021, c’est cette ligne de fracture qui est venue s’illustrer de manière malheureusement triviale dans les affrontements qui se sont produits entre le service d’ordre de la CGT et des personnes composant le cortège de tête, des tensions ayant émané suite à l’action violente et répétée des forces de l’ordre sur la manifestation. Le service d’ordre de la CGT, accusé de collaboration avec les forces de l’ordre pour ne pas s’être rendu suffisamment solidaire du bloc, après de nouvelles tensions sur la place de la Nation a finalement fait usage de violence en utilisant bombes au poivre et matraques contre des manifestant·es venu·es demander des comptes de manière plutôt virulente. Et qui, largement plus en nombre, se sont à leur tour lâché·es dans la violence sur les membres du service d’ordre et les camions de la CGT, offrant un spectacle facile à récupérer et à stigmatiser par la classe politique comme par des syndicats trouvant ainsi matière à se victimiser. La stratégie du préfet Lallement façon État policier, c’est donc du tout bénef pour le pouvoir. Le fait tragique est ainsi violemment mis en lumière : ce sont des travailleurs et travailleuses qui se sont affronté·es, offrant le reflet du capitalisme néolibéral dans lequel ils et elles évoluent, celui de la concurrence et de la division visant à individualiser la force de travail afin de l’empêcher de se massifier. Triste spectacle.

Photographies : Photocratie.







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