Le Rojava, expérience autonome au cœur des enjeux internationaux

En 2016, alors que la guerre civile syrienne fait rage et que Daesh s’empare de vastes pans du pays, les Kurdes Syriens proclament par la voix du PYD une “entité fédérale démocratique” et autonome sur les zones qu’ils contrôlent militairement. Dès le déclenchement de la guerre, les Kurdes ont auto-administré les régions contrôlées au fil du conflit, et mis en place un système démocratique paritaire et inclusif, où l’auto-organisation laisse une juste place à la constellation d’ethnies qui parsèment le territoire. Lors des Rencontres intergalactiques de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, une visioconférence animée par Tony Rublon, président des Amitiés Kurdes de Bretagne, a permis l’échange avec un ancien combattant français des YPG, ayant vécu l’expérience du Rojava et aujourd’hui établi au Kurdistan irakien.

S. est arrivé en 2015 au Kurdistan. “J’ai vu la situation pas mal évoluer au fil du temps.” En 2011, les Kurdes sont très actifs lors des manifestations contre Bachar al-Assad, et réclament la reconnaissance de leur citoyenneté et leur liberté. Alors que la guerre éclate, en 2012 le PYD (Parti de l’union démocratique, inspiré par le PKK) s’empare de vastes zones du territoire et l’année suivante, le Kurdistan syrien dispose de sa propre administration autonome, marquant de fait son occupation et son contrôle politique. Mais la situation évolue au fil des tenants et aboutissants géopolitiques de la guerre, et notamment de l’implication de la Turquie sur sa frontière commune avec la Syrie, bordée par les possessions kurdes que Erdogan voit d’un mauvais oeil.

En 2015, les YPG sont soutenus par les États-Unis, qui s’appuient sur leur organisation militaire pour lutter contre Daesh. Le PYD profite de ce soutien pour annexer de nouvelles zones, et organise avec succès la résistance de la ville de Kobané assiégée par Daesh, puis la prise de Tell-Abyad. Ces prises militaires permettent l’extension du système confédéral mis en place et en 2016, les Kurdes proclament leur autonomie en tant que région fédérale. Intolérable danger pour la Turquie, qui entre dans le jeu syrien la même année.

Manifestation en soutien au peuple kurde contre l’invasion turque du Rojava, Marseille

Conflits et jeux d’influence

Le soutien des États-Unis forme cependant un écueil pour Erdogan, qui ne peut se permettre une invasion éclair du Rojava, qui serait bien trop onéreuse pour une économie turque en difficulté. Le leader turc privilégie donc une invasion par tranches et commence son déploiement militaire. En 2018, l’armée turque suppléée par les rebelles de l’Armée syrienne libre prend aux Kurdes la ville d’Afrin, tenue depuis 2012. Ni les États-Unis, ni la Russie jusque là bienveillante et protectrice avec les Kurdes, ne lèvent le petit doigt. Alors que les Kurdes ont activement contribué à la lutte contre Daesh, chassé du pays, les deux grandes puissances mondiales finissent par les lâcher. En 2019, les turques s’emparent d’une vaste bande frontalière de 150km sur 30. Pour les Kurdes, les garanties occidentales se sont évanouies.

Depuis 2018, le Rojava semble traversé de secousses. “L’invasion turque a tout changé et a ranimé l’élan révolutionnaire, le soutien de la population aux YPG et la participation aux communes. De plus en plus de jeunes s’engagent dans les comités de défense locaux.” En effet, entre 2015 et 2018, phase plutôt stable pour le Rojava, la région avait vécu une sorte d’essoufflement dans la pratique de la démocratie autonome. S. explique que la mise en place et l’adhésion à la structure politique prend du temps. Jusqu’à la guerre civile syrienne, les Kurdes de Syrie n’avaient pas de pièce d’identité, pas de droits, les partis politiques kurdes étaient interdits. L’expérience du Rojava, où les Kurdes ne sont pas l’ethnie majoritaire, marque donc la réappropriation du processus politique et la reprise du dialogue entre les différentes communautés.

Par son positionnement au sein du jeu diplomatique, le Kurdistan syrien se trouve au centre d’un noeud géopolitique où achoppent puissances mondiales et régionales. Si la Turquie y voit le danger d’une unification des différents Kurdistan ou un renforcement des Kurdes de Turquie, on constate récemment le retour de la Russie dans le Nord Syrien en soutien des forces loyalistes. Les Américains qui ont amorcé leur retrait du pays, restent toutefois présents dans la région de Deir ez-Zor pour contrôler les ressources pétrolières et priver le régime de sa rentrée d’argent principale. Le PYD a un temps envisagé un rapprochement avec le Kurdistan irakien, mais selon S., le PDK (Parti démocratique du Kurdistan) tente de monnayer son soutien, trahit certains des accords, et pourrait même s’allier avec la Turquie pour prendre le Rojava. Les partis politiques kurdes se mènent en fait une guerre d’influence sur le terrain syrien, au fil d’alliances militaires qui se font et se défont. Même le positionnement par rapport au régime al-Assad peut varier et les deux camps évitent au maximum de rentrer en conflit, et développent parfois des échanges : les Kurdes revendent au régime une partie du pétrole qu’ils exploitent.

Organiser l’autonomie au coeur d’une guerre civile

Toutefois, face au danger turc les différents partis politiques kurdes syriens et notamment le PYD et l’ENKS, meilleurs ennemis historiques, s’unissent en 2018 sous la bannière du Conseil démocratique syrien, nouvelle forme de gouvernement de la région autonome kurde, et dont le bras armé sont les Forces démocratiques syriennes, qui vont administrer en commun des zones reprises à Daesh. La mise en place d’une administration communautaire innovante, inspirée des recherches de Murray Bookchin, permet l’inclusion des communautés et notamment arabe dans la vie démocratique, au sein d’un système inclusif et des structures mixtes.

Le Rojava s’étend sur 50000km carré et regroupe 6 millions d’habitants… Des cantons autonomes se sont organisés en structures administratives fédérales regroupant les délégués des “conseils populaires”, élus en assemblées des communes. Chacun de ces conseils gère par lui même ses ressources agricoles et énergétiques, de manière autonome, coopérative et écologique, tandis que la fédération gère les questions de défense, santé, éducation, social…

Le PYD est passé de 10% de soutien dans la population à un contrôle hégémonique du territoire du Rojava. Une explosion mise au tribut de la participation militaire du parti, qui par les YPG, a défendu la population visée par un régime terroriste. Le PYD ne s’est cependant pas concentré sur la lutte armée, et a pris immédiatement le parti d’assurer le fonctionnement de l’État en pleine révolution, a ouvert des écoles, mis en place la collecte des ordures, des conseils de quartier, et a impulsé une dynamique autogestionnaire par la mise en place d’un système de coopératives.

Aujourd’hui, il faut à tout prix préserver les communautés de tensions qui ont pu être exacerbées, notamment côté kurde, par la guerre civile. Avant celle-ci, la langue kurde était interdite, aujourd’hui elle prend corps dans l’espace public de régions majoritairement arabes, ce qui peut parfois créer du ressentiment dans les deux sens, explique S. “Tout ne se passe pas forcément mal partout.

La place centrale des femmes dans le projet politique du Rojava

La place des femmes occupe un rôle central dans l’administration autonome kurde. Elle s’appuie sur une “science de la libération des femmes“, la jinéologie, sorte de féminisme local notamment développé par le leader kurde Abdullah Oçalan et importé par le PYD en Syrie. La jinéologie propose des études de genre et un dialogue, une transmission permanente d’expérience et de savoirs entre les genres, qui trouve une application concrète dans la structure démocratique kurde. La mise en place de quotas assure la présence systématique d’au moins 40% de femmes dans les instances administratives. Un système de coprésidence paritaire garantit que chaque échelon hiérarchique soit partagé entre une femme et un homme. Existent également des instances non-mixtes autonomes telles que les Maisons des Femmes, sortes de communes qui s’attèlent à résoudre les questions de violences, de divorces ou de situations polygames, etc.

Le Rojava a adopté des lois volontaristes sur les violences conjugales, et les tribunaux axent leurs traitements sur la parole de la victime. La région a aussi vu se développer des Villages communautaires non-mixtes, qui permettent aux femmes vulnérables, battues ou en danger, de se reconstruire dans un lieu sûr permettant une transition vers une nouvelle situation. Cependant, l’administration autonome kurde se retrouve parfois face à certains écueils culturels, et notamment dans les zones à majorité arabe où la culture islamique est très présente, la structure sociale clanique. Il est donc nécessaire de passer des compromis avec la population.

Un territoire qui s’internationalise

L’ouverture internationale a été d’une grande importance dans l’évolution du Rojava. En effet, à partir de 2014 et du développement exponentiel de l’État islamique, de la bataille de Kobané qui a drainé un important flux médiatique sur le Rojava, de nombreux volontaires internationaux ont afflué dans la région. Dans un premier temps, surtout des profils un peu aventuriers qui n’avaient pas forcément d’adhésion politique au projet kurde, mais venus pour combattre Daesh. Ces combattants, pourtant accueillis par un programme spécial où une formation historique et militaire leur était dispensée, ont donné un certain impact médiatique au Rojava, mais à travers des témoignages donnant une image faussée du territoire, celle d’un mercenariat touristique.

Les Kurdes ont donc mis en place un système de sélection et d’information à destination des volontaires internationaux, qui a aboutit à l’intégration de profils engagés politiquement dans les traces du projet autonome kurde. Ces volontaires occupent des places diverses dans les YPG, et assure S., sont traités de la même manière que les Kurdes, ni surprotégés, ni chair à canon. Cinquante d’entre eux ont perdu la vie sur le terrain syrien. Dans la société civile, ils s’intègrent dans différents réseaux et organisations. Une “Commune internationale” a vu le jour en 2016, qui permet l’accueil des néo-entrants et dispense des cours de kurde et d’histoire. On y passe plusieurs mois avant d’être réparti sur différents types d’action.

L’avenir incertain du Rojava

En dépit des réussites d’une autonomie inédite, les Kurdes restent dépendants des conflits entre États autour de la situation syrienne et la pérennité du territoire n’est pas garantie et va osciller selon la résolution politique de la guerre civile. Les Kurdes sont en effet l’un des pions centraux de l’échiquier syrien, et le Rojava, qui compte beaucoup de ressources (notamment pétrolières), concentre les enjeux et les intérêts impérialistes. Les Kurdes syriens sont donc inévitablement instrumentalisés par différentes puissances, ce qui est propre aux mouvements de guérilla, jouant souvent sur les contradictions et les renversements d’alliance pour se perpétuer dans le temps.

Malgré un projet politique unique et novateur, et de nombreuses campagnes de soutien menées par des réseaux militants partout dans le monde, le Rojava est très peu médiatisé, sauf autour de faits militaires ou diplomatiques. Pourtant, le blocus turc sur la ville d’Afrin pourrait être comparable au mur de Gaza, pour S. De la même manière, la répression turque contre les Kurdes de Turquie, les arrestations massives d’élu·es Kurdes, sont largement passés sous silence.

En Turquie, le Rojava est très largement soutenu par la population kurde, y compris sa faction armée des YPG. Erdogan se sert du Kurdistan pour galvaniser les sphères nationalistes turques lorsqu’il essuie des difficultés sur le plan de la politique intérieure. Les Kurdes sont le bouc émissaire idéal pour détourner l’attention médiatique vers des faits militaires. En Iran, les Kurdes subissent eux aussi une très intense répression, des vagues de pendaisons. Selon S., le Rojava y est vu comme un paradis. En Irak, où il réside, S. explique que le système peshmerga est corrompu et népotique. Le Rojava fait donc figure de modèle à part et d’une certaine réussite de l’auto-organisation et du projet politique kurde, mais parviendra-t-il à perdurer dans le temps et à maintenir les structures autonomes qui ont été inventées ?

Retrouvez notre série sur les Rencontres Intergalactiques à Notre-Dames-des-Landes et le festival Zadenvies :
1. Notre-Dame-des-Landes : la Terre est une zone à défendre
2. Les cantines populaires, atout indispensable au sein des luttes
3. Écologie sociale et municipalisme libertaire, face à l’effondrement qui vient
4. Le Rojava, expérience autonome au coeur des enjeux internationaux
5. De St-Victor à Tehuantepec, l’Amassada étend sa lutte “contre EDF et son monde”







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