Leurs longues robes ne sont pas passées inaperçues ces dernières semaines en manifestation. Les avocats de Montpellier durcissaient ce matin leur mouvement de grève pour marquer leur opposition à la réforme des retraites voulue par le gouvernement Philippe, et son “universalité” sourde aux spécificités de certaines professions. Ce lundi 13 janvier, après avoir obtenu le renvoi des assises, ils et elles se sont réunis massivement sur les marches du palais de Justice, bien décidés à peser de tout leur poids dans le rapport de forces de ce mouvement social.
C’est à la fois contre la casse d’un régime autonome qui a montré son efficacité et sa pérennité que se dressent les avocats, et contre une réforme qui précipitera indirectement les justiciables vers un système à deux vitesses, où l’accès à la Justice échappera peu à peu aux populations les plus précaires.
Un régime autonome et solidaire
Le système qui régit les retraites des avocats est un exemple d’adaptation aux spécificités de cette profession libérale, et d’une gestion menée rondement au fil du temps. Leur caisse de retraite est autonome, ne coûte absolument rien au contribuable, mais est de plus solidaire avec le régime général, puisqu’elle lui reverse 100 millions d’euros par an. Les avocats cotisent à hauteur de 14% de leur salaire net, pour bénéficier à leur départ en retraite d’une pension universelle de 1420€, à laquelle ils adjoignent généralement une complémentaire à points.
Or, la réforme voulue par le gouvernement se propose, comme pour les autres caisses indépendantes, d’absorber ce système (et ses 2 milliards d’euros économisés sur 40 ans) dans le régime général, et d’un peu plus que doubler les cotisations qui passeront de 14% sur le net à 28% sur le brut, tout en diminuant le minimum pension à 1000€. A titre d’exemple, pour un salaire brut de 48000€ annuels, elles représenteront donc environ 13000€.
Me Julie Moulin, du Syndicat des Avocats de France, nous explique l’aberration que représente la destruction du modèle actuel : “Dans notre régime autonome, on a fait le choix en tant qu’avocats, depuis sa création, d’avoir un pourcentage de cotisations qui permette l’exercice de tous les confrères, mais en retour d’avoir une retraite de base assez réduite pour tous les avocats, peu importe ce qu’on a cotisé. Ce régime là, il est parfaitement adapté à notre situation de profession libérale, où des confrères peuvent, alors même qu’ils continuent à travailler 50h par semaine, rencontrer des difficultés dans leur activité professionnelle et se retrouver en situation compliquée, avec des pertes de clientèle importantes.”
On pensera notamment aux cas des avocates qui vivent une situation de maternité, ou à ceux qui tombent malade à moyen ou long terme, et subissent de facto une perte de clientèle qui peut impacter leur activité sur plusieurs années. Le faible taux de cotisations permet aux avocats d’épargner pour pallier aux aléas de la vie. “Ce sont des spécificités qui ne sont pas comparables avec le régime des salariés. Notre régime de solidarité permet de pallier à ces difficultés, ce qui n’est pas du tout pris en compte dans le cadre de la réforme des retraites, qui privilégie tout simplement les personnes avec les plus hauts revenus et impacte les plus faibles.”
En effet, les spécificités de la profession la rendent difficilement comparable avec le salariat : “On n’a pas droit au chômage, poursuit Me Moulin, on a une carence de trente jours dans les cas de congés maladies. On est une profession qui a peut-être beaucoup de libertés sur certains points, mais qui est beaucoup plus précaire sur d’autres, notamment au niveau social. Donc c’est difficile de nous assimiler à des salariés, qui même s’ils sont légitimes à combattre aussi cette réforme, bénéficient de plus de protection sociale malgré tout.”
Cotiser plus pour toucher moins
C’est en particulier la question de ce doublement des cotisations qui fait bondir les avocats, qui mettent le doigt sur les désastreuses conséquences indirectes que la réforme aura sur le fonctionnement et l’accessibilité de la Justice. “Un doublement des cotisations sera invivable pour une grande partie de nos confrères qui vont avoir pour solution soit de fermer leur cabinet, soit d’augmenter leurs honoraires, c’est donc le justiciable qui va en pâtir.”
L’augmentation des cotisations est en fait prévue sur la tranche des revenus allant jusqu’à 40000€ annuels, nous explique Me Doaä Benjaber, présidente de l’Union des Jeunes Avocats de Montpellier. “Le revenu médian des avocats en France est de 48000€, un très grand nombre d’avocats seront donc concernés par cette réforme et la prendront de plein fouet.” Et c’est donc la moitié la moins rémunérée et la plus précaire, souvent les plus jeunes qui viennent de passer le barreau et commencent à travailler, qui va voir ses cotisations augmentées pour une pension diminuée de 30%. Un vrai risque de déstabiliser la profession.
“Personnellement, c’est une question que je me pose aujourd’hui, de savoir si je poursuis dans cette profession ou pas“, poursuit Me Benjaber. Collaboratrice dans l’un des plus gros cabinets de la ville, elle nous explique le type de cas qui la concerne. Les jeunes avocats entrent souvent en tant que collaborateurs dans un cabinet qui leur délègue des affaires en échange de rétrocessions mensuelles, tout en étoffant peu à peu leur propre clientèle.
Aujourd’hui, ces rétrocessions sont fixées, à la demande de l’UJA, par le conseil de l’Ordre, pour un minimum de 2000€ brut la première année. “Donc si l’on n’a pas de dossiers personnels à côté, ce n’est pas viable. Et si en plus, on a nos charges qui sont doublées, on ne pourra pas survivre à cette réforme.” Celle-ci ferme ainsi clairement la porte des tribunaux aux jeunes avocats, mais surtout aux moins rémunérés.
“Payer plus pour avoir moins, poursuit la jeune femme, avocat ou pas avocat, je pense que personne ne pourrait accepter ce projet de réforme. Étant donné que beaucoup d’avocats sont impactés, énormément ne pourront assumer cette charge supplémentaire. On travaille en fonction des dossiers. Avec ce projet, ce ne sera plus viable de travailler autant tout en payant des cotisations deux fois plus importantes.”
Un impact destructeur sur l’accès au Droit
Ainsi, si de jeunes avocats sont obligés de se reconvertir, cela aura aussi un impact sur l’accès au droit pour la population, puisque les dossiers d’aide juridictionnelle, les permanences pénales, déjà très mal rémunérées par l’État, mais qui permettent de faire tourner de petits cabinets ou des avocats qui débutent, ne suffiront plus à assurer la pérennité financière de ceux-ci. Les avocats qui fermeront leurs cabinets, assommés par les charges, ne seront plus là pour assurer ces services judiciaires pour les plus démunis, tandis que ceux qui survivront se tourneront vers des activités plus rémunératrices.
Me Rémy Lévy, bâtonnier du barreau de Montpellier, semble très alarmiste sur ces conséquences indirectes de la réforme, et la volonté politique qui se cache derrière : “[Au niveau de la Justice], la réforme des retraites n’est que la face actuellement visible de l’iceberg, avec des lois qui ferment de plus en plus l’accès aux tribunaux, des réformes de la procédure civile qui vont rendre impossible l’obtention de décisions. Pendant des années, tous les gouvernement successifs ont dit : “on va essayer de faire mieux”. Celui-là nous dit : “on ne fera pas mieux, donc on va supprimer la moitié, voilà.” C’est comme si demain, on vous disait : “les hôpitaux, on n’a pas les moyens, donc on ne va plus soigner les plus de 70 ans, et dans dix ans, on ne soignera plus les plus de 60 ans.”
Par ces coups de rabots successifs qui visent les instances judiciaires, le message est aujourd’hui très clair. On veut pousser la population à mettre en place des conciliations, des médiations. “Allez vous mettre d’accord en dehors des tribunaux, parce qu’on n’a pas les moyens” résume le bâtonnier Lévy. Celui-ci rappelle aussi que la diminution du nombre d’avocats que risque d’engendrer la réforme, aboutira de facto à la baisse de dotation de l’aide juridictionnelle, ce qui retombera à nouveau sur les justiciables les plus démunis.
“On va vers une justice à deux vitesses, avertit Me Lévy, où le citoyen lambda, dans un divorce, un cambriolage ou un licenciement, n’aura plus accès à la Justice. Alors que pendant ce temps, les grosses sociétés [et les personnes aisées] seront bien défendues ou pourront passer de gros arbitrages en toute tranquillité.”
Les robes noires sur le piquet de grève
C’est donc par une opposition résolue qu’ont choisi de s’exprimer les avocats montpelliérains en durcissant leur mouvement de grève. La semaine précédente, ceux-ci avaient refusé de plaider notamment lors des audiences du tribunal correctionnel, ce qui n’avait pas empêché des juges de refuser les demandes de renvoi des dossiers qui avaient été formulées, et de juger parfois des prévenus sans leur défense, ce qui apparait largement préoccupant dans l’exercice d’une justice impartiale et équitable.
En cas de refus de renvoi, les avocats ont donc décidé de changer de stratégie en pratiquant la “grève du zèle“. Il s’agit de s’associer de manière solidaire à plusieurs conseils pour demander des plaidoiries longues dans le cadre d’audiences habituelles, afin de faire durer les procès pendant plusieurs heures. Ainsi, samedi 11 janvier, plus de 18 avocats ont demandé à plaider pour deux personnes devant le Juge des Libertés et Détentions dans le cadre d’une procédure concernant le droit des étrangers, entraînant ainsi 36 plaidoiries. La magistrate a opposé une fin de non-recevoir aux avocats et voulu délibérer sans les écouter, en violation de la procédure. Ceux-ci ont interjeté appel et une audience se tiendra demain matin.
“Il faut comprendre qu’on n’a aucun problème avec nos magistrats, précise le bâtonnier Lévy. Ils subissent eux aussi tout ce qui se passe avec la fermeture de l’accès à la Justice depuis deux ans.” Toutefois, les avocats ne désarmeront pas. Ce lundi matin, ils ont à nouveau demandé une audience longue auprès du Juge des Libertés et Détentions, avant de demander et d’obtenir le renvoi de l’affaire jugée aux Assises par le président de la Cour. “C’est une première !” s’exclame-t-on avec satisfaction dans les rangs des avocats.
Puis, ceux-ci se sont réunis à plusieurs centaines sur les marches de la cour d’Assises, près de l’arc de Triomphe. “On se réunit tous sur les marches du Palais, car en ce moment Mme Belloubet rencontre le CNB (Conseil National des Barreaux) pour discuter du projet de réforme, explique Me Julie Moulin, du SAF. Nous sommes en total désaccord avec ce projet, et nous ne lâcherons rien.”
La représentante s’indigne d’une attaque globale contre la profession et contre la Justice, déjà impactée par le projet de loi de l’an dernier qui prévoyait de réunir petites et grandes juridictions, créant des déserts juridiques notamment dans les zones où ne se trouvent pas de grosses cours d’appel. Jusqu’à présent, les avocats mobilisés ont reçu un soutien nuancé des magistrats et du Parquet, mais s’attendent à ce que cette semaine soit plus complexe à gérer.
“La grève crée des difficultés pour la Justice, explique Me Moulin. On a vu des situations de grosse tension qui se sont créées avec les magistrats. Quand on n’est pas là, certains jugent sans avocats et ça leur va tout à fait bien. C’est pourquoi nous réagissons par la grève du zèle. Si on doit y passer toutes nos journées et toutes nos nuits, on le fera.”
Par ailleurs, le premier secrétaire du Conseil d’État a, dans un courrier ouvert, émis des directives auprès des conseillers des tribunaux administratifs, leur enjoignant de refuser les demandes de renvoi au motif que la continuité du service public doit primer sur le droit de grève. Le syndicat des dits conseillers a répondu en rappelant leur indépendance, mais c’est assez représentatif de ce qui se passe en coulisse de ce mouvement de grève.
Mouvement qui se poursuivra cette semaine, puisqu’il a été reconduit jusqu’à vendredi soir. La veille, une assemblée générale proposera au vote une nouvelle reconduction, laquelle dépendra de ce qui ressortira de la réunion entre la ministre de la Justice et le CNB. Pour l’heure, chaque matin, les avocats se réunissent de manière solidaire, pour une moitié au Tribunal de Grande Instance et l’autre devant la Cour d’Appel, en tentant de mobiliser toujours plus de leurs consoeurs et confrères.
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