C’est à Montpellier que se déroulait du 1er au 3 novembre 2019 la quatrième Assemblée des Assemblées des Gilets Jaunes. Alors que le mouvement abordait la rentrée après une phase d’essoufflement, l’événement a permis, en présence de plus de 450 mandatés, de riches échanges et un intense travail collectif dans l’objectif d’une autostructuration et d’aborder l’avenir avec réalisme.
C’est dans l’ancien musée de l’agronomie, dit “la Soucoupe”, lié au campus Agropolis dans le nord de la capitale héraultaise, que s’est tenue cette grande réunion, qui est aussi une grande fête. Les organisateurs de cette ADA4 ont eu beau s’adresser à toutes les autorités (mairie, département, région…) pour obtenir un lieu sécurisé, légal et décent, leurs demandes n’ont suscité que le mépris de celles-ci et sont restées lettres mortes.
En effet, dans un contexte d’élections municipales à venir, il était délicat et risqué politiquement pour nos élus de trancher la question. C’est pourquoi les organisateurs ont pris le parti d’occuper ce bâtiment, désaffecté depuis presque une décennie et un temps squatté il y a quelques années. La région, propriétaire des lieux, a d’ailleurs porté plainte contre cette nouvelle occupation, mais les procédures légales d’expulsion étant trop longues, la présence policière a été inexistante et n’est pas venue semer le trouble. Malgré les pressions publiques de la préfecture, les organisateurs ont très bien joué la question du timing.
Un lieu idéal, mais une prise de risque
La Soucoupe développe une architecture très originale, imposante, et comme son nom l’indique, circulaire. Le lieu propose de grands espaces très appropriés pour les assemblées plénières, mais aussi de plus petites salles, vestiges des allées du musée, et dont l’intimité se prête mieux au travail de groupe. Le choix de ce bâtiment a donc été très adapté à cet événement qui réunissait des centaines de personnes. Les organisateurs, aidés de nombreux bénévoles, ont travaillé avec beaucoup d’intensité pour remettre en état les lieux, les nettoyer, recâbler l’électricité, les lumières, rétablir l’eau courante et mettre en place toute la logistique nécessaire à la bonne tenue du rassemblement.
Des toilettes sèches aux lumières néons surprenantes, une cantine à prix libre proposant une alimentation bio, locale et en circuit court, un espace bar avec bière artisanale, softs, et vin du coin, permettaient aux participants d’accéder à tout le confort nécessaire, et il était également possible pour certains de loger sur place. Des associations et collectifs (la monnaie locale la Graine, la Ligue des Droits de l’Homme, l’Antirep, un collectif pour le Référendum d’Initiative Citoyenne et la Gazette des Gilets jaunes de Montpellier notamment) ont pu établir leurs stands librement et dans de bonnes conditions.
La structure et l’organisation de cette ADA ont été cruciales dans le bon déroulement de celle-ci. Elles ont aussi permis d’orienter le mouvement vers un travail pratique qui a pu se révéler très intéressant. Sept thématiques avaient été choisies par les organisateurs, parmi lesquelles chaque participant devait en retenir deux, auxquelles il s’attèlerait en séances de travaux collectifs en groupes restreints. Ainsi, un groupe gilet jaune ayant mandaté trois personnes, pouvait couvrir l’ensemble des thématiques proposées.
Ces espaces de travail, appelés “marguerites”, comptaient une dizaine de participants en moyenne, ce qui était censé permettre un plus grand temps de parole et de réflexion. Ils devaient aussi favoriser, en fonction des intérêts et affinités, un meilleur approfondissement des thèmes par les participants concernés. De plus, trois thèmes ont pu être proposés et votés au préalable par les participants eux-mêmes, et être également débattus.
Une méthodologie novatrice
Les travaux des marguerites, qui ont une valeur délibérative, devaient ensuite être restitués et débattus entre les groupes concernés en assemblées plénières thématiques, avant d’être communiqués en grandes plénières, rassemblant l’ensemble des participants. L’organisation au sein même des marguerites a voulu atteindre un maximum de fluidité et d’authenticité. C’est pourquoi un rédacteur était désigné parmi les participants, suppléé d’un assistant, auxquels s’ajoutait un rapporteur qui présenterait la synthèse des travaux en grande et petite plénières. Les groupes devaient aussi recevoir l’aide bienveillante de modérateurs, à la fois dans la gestion des débats et la rédaction de la synthèse.
Le vendredi dès la matinée, les différents gilets venus de toute la France commencent à affluer à la Soucoupe et à échanger avec enthousiasme. Avec un peu de retard, la première plénière d’ouverture se tient en début d’après-midi, et acte bienveillamment l’entrain avec lequel les participants vont se plier à leurs travaux.
Les organisateurs en profitent pour expliquer la méthodologie nouvelle de cette ADA, et dérouler le planning intense qui rythmera ces trois jours. C’est aussi l’occasion de briefer les media, venus nombreux, sur les zones qu’ils peuvent couvrir ou non. Tout de suite après, l’assemblée se divise en marguerites pour aborder la première phase de travail thématique, lors de séances collectives de plus de deux heures.
Le lendemain matin, nous croisons Lewis, gilet jaune mais aussi décrocheur de portrait présidentiel pour la campagne d’ANV-Cop21, qui joue le rôle de modérateur lors des marguerites et plénières thématiques : “Hier, c’était assez difficile pour nous, car on était très fatigué par toute la préparation. Mais on a eu des débats très intéressants, et on a du passer beaucoup d’heures cette nuit pour que la restitution soit là ce matin.” Comme nous-mêmes, Lewis a déjà pu avoir des retours très positifs sur la manière de travailler adoptée dans les marguerites. Un travail dense aurait déjà été permis. Sur la thématique des élections municipales à venir par exemple, des idées ont émergé : s’organiser en assemblées populaires parallèles aux conseils municipaux, ouvrir des jardins partagés et des coopératives jaunes, toutes façons de se réapproprier la souveraineté locale sans forcément agir au sein des élections.
Au matin, s’est tenue la première des grandes plénières de restitution. La plus grande liberté et le temps de parole permis par les marguerites semblent avoir permis d’acter beaucoup de propositions novatrices, et les participants sont effectivement unanimes sur la réussite de ces espaces d’échanges en comité restreint.
Un apprentissage démocratique
Un peu plus tard, dans l’après-midi, Franck, de l’association Le Nouveau Monde, se réjouit de la bonne tenue des échanges : “Jusqu’ici tout va bien. C’est un petit rêve éveillé de recevoir tous les gaulois réfractaires du royaume de Macronie chez nous. On s’est réapproprié cet espace où il ne se passait pas grand chose depuis dix ans. Tout se passe plutôt bien, on a reçu beaucoup de félicitations, même si on a toujours tendance à se focaliser sur ce qui se passe moins bien, pour l’améliorer. Mais les gens sont quand même très bienveillants, on a la chance d’avoir un public passionné et passionnant” et également très impliqué dans l’autogestion du lieu, qui semble s’opérer comme par magie. C’est en vérité un énorme travail de coordination des bénévoles qui permet ce bon déroulement en toute fluidité.
“Les petites plénières [thématiques] ont donné des débats un peu houleux, mais on s’y attendait et c’est normal” poursuit Franck. Ces espaces ont été pensés pour confronter les propositions des groupes qui ont travaillé en même temps sur la même thématique. “Mais j’ai été impressionné par la qualité des retours en grande plénière sur un certain nombre de sujets. Les propositions étaient assez concrètes, très positives, il n’y a pas eu beaucoup de huées, beaucoup de mains se sont agitées.”
Effectivement, la question des plénières thématiques est sans doute celle qui s’est le plus posée dans la structure. Certains participants, après la liberté et l’espace permis par les marguerites, ont pu se sentir un peu confus lors des mises en commun de leurs travaux, qui se sont passées d’une manière forcément plus complexe. Pour autant, celles-ci ont été essentielles à la bonne restitution des travaux en grande plénière.
Ainsi, nous rencontrons Edwige, qui vient de quitter un groupe à la recherche d’un micro : “C’est dommage, parce que c’est un groupe où il y a quand même cinquante personnes, et on a du mal à s’entendre, on doit faire répéter. Il y en a qui ne parlent pas assez fort, alors qu’avec un micro, tout s’arrange. Pour réagir, c’est un peu difficile. Après, on voit vraiment qu’ils veulent que tout se passe bien. Moi, je n’adhère pas trop au côté “bisounours”, je ne veux pas tomber là-dedans : on lève ses mains pour applaudir. Moi je veux du bruit, de la voix, des mots ! Les gens parlent tout bas !”
Pour autant, ces plénières thématiques semblent avoir permis des échanges fructueux, et de nouvelles rencontres. Dans la cour de la Soucoupe, deux gilets jaunes sont en train de discuter convergence, après celles-ci. Dylan, de Saint-Nazaire, a participé à l’organisation de la deuxième ADA, qui s’y tenait, et Jo, de Montpellier, fait partie du groupe Convergence 34. Elle, qui vit là sa première ADA, nous livre son début d’expérience : “On prend contact, on est content de se retrouver. On voit que même à distance on est d’accord sur plein de choses, donc c’est rassurant, parce que ça confirme qu’on est bien ensemble sur les mêmes voies. On parle des stratégies. C’est ma première ADA, je suis ravie, c’est chouette de retrouver des camarades, des copains, des frères et soeurs, d’être comme en famille. On repart, on va être boostés.”
S’affirmer et converger, deux nécessités
En effet, la question de l’essoufflement du mouvement s’est posée durant cet été, et la sphère médiatique semble de plus en plus enterrer les gilets jaunes depuis la rentrée, malgré des actes nationaux qui ont pu être marquants à Paris ou Montpellier. Mais Dylan abonde : “Je pense que l’anniversaire est un gros moment pour nous. Il va y avoir du monde et ça peut être un moment crucial pour l’avenir du mouvement, il y aura une mise au point réelle pour voir s’il y a de la continuité ou pas.”
Le jeune homme, qui en est à sa troisième ADA, reconnaît la qualité de l’organisation à Montpellier. “Après l’assemblée de Montceau-les-Mines, on a failli ne pas venir, on s’est réellement demandé l’utilité de l’ADA. Là, on va peut être pouvoir trouver de bons moyens de communication et de démocratie à l’échelle nationale ou même locale, et il est possible que la cinquième soit encore plus belle.”
Jo, qui semble tirer pour l’heure un bilan très positif de sa première expérience, insiste sur le caractère novateur de l’ADA : “Ce que j’en ressors, c’est que le mouvement a bientôt un an, on a compris qu’on allait devoir durer et tenir la longueur, on est très jeune. Les ADA sont les moments où on réapprend à entendre l’autre, à partager des opinions parfois qui ne sont pas les mêmes, à laisser tomber les ego. Ce “nous” qu’on est en train de construire et de faire vivre, c’est aussi plein de “je” qui sont mis en situation.”
“On veut la démocratie participative directe, et l’ADA, c’est un entrainement, l’un des jalons qui va nous amener à acter la nouvelle société et à la faire vivre dans le concret. Notre avis politique est pris en compte, et ça c’est nouveau pour nous. C’est une remise en question de soi, de notre mode de fonctionnement dans la société, dans le vivre-ensemble. Et c’est formidable. L’ADA permet ce brassage, cette rencontre et cet apprentissage du faire ensemble.”
La question de la convergence a souvent pu être problématique pour les gilets jaunes, notamment au niveau des syndicats, mais aussi parfois avec les mouvements écologistes. C’est pourquoi la thématique “Comment travailler avec les autres mouvements ?” a voulu en toute logique mettre le doigt sur un point crucial pour l’avenir des Gilets jaunes. Dans les témoignages que nous recueillons, ce sont surtout les relations humaines qui semblent primer sur la décision générale.
En effet, une partie non négligeable du mouvement veut rester “apolitique et non partisane“, et souhaite garder son identité proprement citoyenne. Il lui faut donc s’interroger sur comment participer à d’autres luttes qui ne sont pas jaunes, et inversement. Le consensus semble s’opérer par la relation personnelle et les actions locales et collectives. On rejette la hiérarchie syndicale, mais pas nécessairement les syndicalistes ni les syndiqués, du moment qu’ils ne pratiquent pas l’entrisme. Au fil des discussions, l’anticapitalisme (évoqué dans l’une des thématiques secondaires : Comment sortir du capitalisme ?) semble être la pierre d’achoppement idéale pour tous les mouvements : écologie, services publics, gilet jaune, etc.
Dylan, de Saint-Nazaire, met le doigt sur une diversité d’opinions dans le mouvement, qui pourrait permettre une forme de convergence : “Je pense qu’on va garder aussi cette identité de luttes multiples. Le 17 novembre, je suis sorti en espérant que les seules revendications ne seraient pas l’essence et le pouvoir d’achat, et j’ai vite vu qu’il y avait une réelle volonté de changement concret de système. Celui qu’on nous vend depuis 40 ans est pourri jusqu’à l’os.”
La question internationale
Le jeune homme a d’ailleurs inscrit sur son gilet les noms des pays où les peuples sont actuellement en révolte : Chili, Équateur, Algérie, Hongkong, Soudan, Irak, etc. Une des thématiques secondaires de cette ADA se proposait en effet d’aborder la question de l’international, mettant le doigt sur la mondialisation de la lutte face à celle des élites. Elle sera très largement plébiscitée le lendemain lors d’un appel en assemblée plénière. “On est tous gilets jaunes au moment où on demande une vraie démocratie, reprend Dylan, en disant que tout le monde est égal à tout le monde.”
Nous retournons à l’intérieur de la Soucoupe. Près de l’espace restauration, nous croisons Iro et Bonita, deux documentaristes grecques établies à Paris, qui suivent le mouvement des Gilets jaunes depuis son commencement et ont notamment assisté aux trois premières Assemblées des Assemblées. “Je crois que le mouvement irrigue les ADA, nous confie Iro. Et en même temps, par les ADA, il y a une sorte d’énergie qui se rediffuse dans le mouvement. En tout cas, il y a chaque fois quelque chose d’important qui se passe. C’est une occasion d’accéder à ce qui se passe de miraculeux avec les gilets jaunes, et qui se fait par la rencontre.”
On discute un peu de la situation de la Grèce, où l’austérité est de mise depuis la crise et où une part croissante des services publics sont privatisés par l’impulsion politique menée par la Troïka (FMI et Commission et Banque centrale européennes). “On pourrait faire une correspondance entre la Grèce et ce qui se passe ici, poursuit Iro. Mais après tous les chocs que les grecs ont subi, ce n’est plus possible de se rassembler et se réunir comme ça se passe en France. On aurait pourtant des causes communes à défendre. On a pu avoir un mouvement similaire, mais seulement au début de la crise. Il ne faut pas que vous ratiez l’occasion.”
Sa consoeur Bonita estime que la question de l’information est cruciale. Selon elle, en Grèce, on pense par exemple que le mouvement des Gilets Jaunes est terminé depuis cet été. “Il faut faire en sorte de bien informer sur le mouvement, en Grèce on est très mal informés. On doit tous faire quelque chose pour que le mouvement gilet jaune soit bien perçu dans le monde, car tout le monde est gilet jaune. Le pouvoir et les élites sont minoritaires. Les personnes qui ont la possibilité de s’informer, ont celle de devenir gilet jaune.” En Grèce comme en France, en s’accaparant tous les media, les grands groupes privés ont coupé la population de l’information. Voir pire, l’ont connectée à une vision propagandiste néo-libérale.
L’évolution sur l’importance des media
La question des media et de l’information a toujours été problématique dans le mouvement des Gilets Jaunes. Celui-ci a en effet pu mesurer très rapidement le décalage entre l’image dévalorisante transmise par les massmedia et la réalité de la répression policière sur le terrain notamment. Le mouvement a également du passer par un temps d’éducation par rapport au rôle des media indépendants.
Lors de la précédente ADA à Montceau-les-Mines, il nous a en effet été très difficile de faire notre travail, et paradoxalement, encore plus difficile que pour les massmedia. L’ignorance globale de l’activité des media indépendants avait suscité méfiance et suspicions à notre égard, à tel point que nous avons finalement choisi de ne pas produire de contenu sur cette ADA3, n’ayant pu collecter suffisamment de matière. Une règle très stigmatisante avait de plus été adoptée : si une seule personne était contre la présence d’observateurs, lors de groupes de travail en rassemblant une quinzaine, ceux-ci devaient quitter les lieux. Nous avions alors passé le week-end à débattre du rôle des media indépendants avec les participants, plutôt que de faire notre travail de journalistes.
À cet égard, l’ADA4 de Montpellier est une réussite et on ne saura jamais assez remercier ses organisateurs d’avoir tout fait pour ménager et faire comprendre notre participation en tant que media indépendant. Dans tous les cas, il est certain que l’image des media a évolué dans le mouvement et s’est très largement nuancée. Les rôles se sont inversés, et ce sont les massmedia qui ont eu le plus difficultés à obtenir des témoignages lors de cette ADA. Aujourd’hui, les media indépendants semblent bien mieux reconnus par les Gilets Jaunes, conscients du travail de documentation indispensable effectué notamment sur les violences policières. De nombreux media de toutes sortes, comme des documentaristes, ont pu être présents sans trop connaître de difficultés, même si des incidents isolés ont parfois eu lieu.
Les Gilets Jaunes ont désormais conscience de devoir maîtriser leur image, que ce soit au niveau local, national ou international. L’idée de collaborer avec les media selon leur positionnement par rapport au mouvement social, plutôt que de les exclure systématiquement, a été très largement débattue lors de cette ADA, notamment dans les groupes traitant de la thématique “Identifier nos alliés et nos ennemis” qui aura permis de faire la différence entre massmedia, media jaunes, et media indépendants.
Si des propositions par rapport aux media, d’ailleurs pas forcément consensuelles, seront annoncées en plénière le lendemain, il apparaît toutefois que celles-ci trahissent l’immaturité politique du mouvement quant à la question de la presse. Faire une “liste de media amis ou ennemis“, “prémâcher le travail journalistique“, notamment de la presse quotidienne régionale très souvent mise en cause, ou faire signer des engagements de “restitution correcte” aux media couvrant l’ADA, ces idées présentent le risque d’être contre-productives, et ne prennent pas en compte la liberté et l’indépendance de la presse.
Bien que le contexte actuel, avec des media à 90% possédés par des ultrariches, apporte sa propre nuance à celle-ci, nous ne pouvons que suggérer aux Gilets Jaunes de lire la Charte de Munich de 1971, qui précise les droits et devoirs du journaliste, et est généralement à la base de la méthodologie des media indépendants. Et les encourager à soutenir et faire croître ces derniers.
S’il y en a qui ne suscitent en tous cas pareil débat, ce sont bien les media jaunes, naturellement plébiscités dans le mouvement. C’est là une des particularités des acteurs de celui-ci, qui ont rapidement éteint leur télévision et fait confiance à leurs auto-media, plutôt qu’aux media mainstream accusés de ne pas retransmettre la réalité de la répression, et de déformer l’image des Gilets Jaunes pour les discréditer aux yeux de la population.
Tintin au pays des Gilets Jaunes, le plus suivi d’entre eux à Montpellier, est présent parmi de nombreux autres media jaunes : “En fait, au début, je n’étais pas Tintin, explique-t-il. J’étais sur les ronds-points et je faisais les manifs. À Montpellier, on avait des milliers de personnes, et à chaque fois la préfecture annonçait 500 manifestants. Donc je me suis dit : “Tiens, je vais faire une vidéo du cortège, ça ne donnera pas un chiffre exact mais au moins on verra que 500 c’est une blague.”
“Je l’ai mise en ligne, et la semaine suivante les chiffres sont passés de 500 à 1000. Je me suis dit : “J’ai une place à jouer ailleurs, pour contrer la propagande”. Les deux propagandes principales, c’est la propagande du chiffre, mais aussi celle de l’image, on salissait les gilets jaunes. Et moi je voyais dans ce mouvement la droite et la gauche réunies, qui se lèvent, je trouvais ça très beau. Je me suis mis à interviewer les gens en direct.”
Après avoir couvert les manifestations à Montpellier jusqu’à l’été, Tintin, comme beaucoup d’autres Gilets jaunes, a ressenti une intense fatigue et vécu des remises en question. Mais après cette phase estivale en baisse logique, il a vite retrouvé son courage et ses espoirs : “Il y a moins de monde sur le terrain, ça c’est sur. C’est beaucoup du à la répression violente, que ce soit policière ou judiciaire. La manipulation des media de masse a aussi fait en sorte de faire passer les gilets jaunes pour des fous furieux, alors la population s’est sentie différente de ce mouvement. Mais les Gilets Jaunes c’est un énorme coup de pied dans la fourmilière, il y a un avant et un après gilet jaune et on voit que ça a pu réveiller tous les corps de métiers, avec tous les mouvements de grève qu’on a eu depuis un an. Si on arrive à faire perdurer le mouvement, tant mieux! Sinon ce sera une deuxième étape citoyenne.”
Les media jaunes sont indispensables au mouvement. Ils lui permettent d’avoir confiance en une source d’information qui lui ressemble véritablement, et ils sont extrêmement suivis, notamment sur les réseaux sociaux. Pour autant, ils représentent une double cible pour la répression, à la fois en tant qu’observateurs, et en tant que gilets jaunes. Leur travail demeure essentiel pour transmettre la réalité d’un manifestant gilet jaune.
L’importance de l’image indépendante
Un peu plus loin, des photographies ont été exposées dans une pièce de passage. On y voit des images de manifestations de gilets jaunes, de ronds-points, de la répression policière. Nous rencontrons deux de leurs auteurs, Brthrphotos et Virginie Oulhen, photographes amateurs suivant les rendez-vous du samedi sur Montpellier.
“Personnellement, je ne me dis pas gilet jaune, confie le premier, qui diffuse son travail sur les réseaux sociaux. Mais je suis dans le mouvement parce que j’ai vécu des galères dans ma vie, au quotidien j’ai un travail qui me permet limite de vivre. Une fois que j’ai payé mon loyer, il ne me reste plus grand chose. C’est pourquoi je suis le mouvement des gilets jaunes, quand je vois la misère dans la rue, je trouve que ce n’est pas normal.”
Le jeune homme a commencé par documenter les actions d’un rond point de Montpellier, mais a subi un accident qui l’a laissé très choqué, avec un conducteur qui a forcé le blocage et roulé sur des gilets jaunes. Il nous rappelle que les onze premiers morts malheureux du mouvement ont été dus à l’impatience de conducteurs. Son travail s’axe beaucoup sur celui des intervenants lors des manifestations : “Je suis beaucoup les medics dans leur action. Ils sont là pour nous aider et nous protéger, c’est super important que les gens voient le travail qu’ils font. Ça m’arrive aussi de suivre la Ligue des Droits de l’Homme. On couvre les violences policières. Il y a des moments où il faut être là quand la photo doit être prise.”
Virginie, quant à elle, relate son parcours, un peu différent : “Je suis arrivée au mois de décembre, par hasard, sur la place de la Préfecture un samedi et je me suis faite gazer. Je me suis dit “mais merde, mais pourquoi ? qu’est-ce qu’il se passe ?” J’ai fait le reste de la manifestation. Puis j’ai décidé de commencer à prendre des photos, pour montrer la réalité du terrain.” Son travail quant à elle, s’attache beaucoup à l’image des Gilets Jaunes, et à leur dimension humaine.
Juste à côté de ces clichés se trouve un roll-up du Mur Jaune, initiative lancée par Christophe, néo-montpelliérain, pour recenser tous les blessés du mouvement à l’échelle nationale, un travail de documentation et d’information de longue haleine. Les images des blessés et mutilés sont insoutenables, entre tirs de LBD en pleines têtes, blessures dues aux coups de matraques ou aux grenades de désencerclement. Son travail est pourtant fondamental pour l’expression de la réalité des violences policières. Un sujet abondamment discuté lors de cette ADA à travers la thématique “Comment s’organiser face à la répression ?”
Camille Halut, observatrice de la Ligue des Droits de l’Homme, témoigne de l’importance de l’information sur ce sujet : “Il n’y a pas que le LBD40 qui éborgne, il y a aussi d’autres armes comme les grenades de désencerclement. À Montpellier, on a eu le 27 avril 2019, Dylan, qui à 18 ans, a été éborgné” et a perdu la vue de son oeil droit.
Une répression intense et effective
“Les violences continuent, tout comme une utilisation des armes non réglementaire, et qui est propre à mutiler. Pendant la manifestation nationale du 7 septembre à Montpellier, nous avons vu des tirs de grenades de désencerclement en cloche donc non réglementaires, et qui ne peuvent que mutiler. Nous avons vu aussi des tirs de Cougar [grenades lacrymogènes] utilisés à l’envers, en tirs tendus. On a là une volonté délibérée de mutiler.” Rappelons que rien qu’à Montpellier, une douzaine de personnes ont été blessées gravement à la tête lors de manifestations des Gilets Jaunes.
“Il va falloir penser une réforme de l’IGPN, ajoute la jeune femme récemment poursuivie et relaxée pour “entrave à la circulation” lors d’une de ses missions d’observation. L’IGPN a été conçue par les politiciens et gouvernements successifs. Déjà en 2009, Amnesty International a produit un rapport qui dit que le travail de l’IGPN n’est pas crédible, jusque dans ses résultats, donc il va falloir que les citoyens s’emparent de cette réforme.”
Dans la Soucoupe, nous croisons Dylan, le jeune homme dont parlait justement Camille Halut, et sa compagne Émilie. “Là je vais recommencer à travailler et à sortir la tête de l’eau, nous explique le jeune homme. La vie continue. Ça me bloque encore pour le permis, il y a encore plein de choses en standby.” Son ancien employeur l’a repris en intérim, mais Dylan n’a que 4/10 à l’oeil restant, ce qui l’interdit de conduire et l’exclut de nombreuses offres d’emploi. “J’ai plein de petits problèmes, maux de têtes, vertiges, etc. J’essaie de faire avec, mais j’ai du tout réapprendre, à gérer les distances notamment.”
“Ça va mieux, confirme Émilie, mais on a eu une période difficile. J’ai perdu mes deux boulots, lui ne pouvait pas travailler, on n’avait plus d’argent, il y avait plein de soins à faire. C’était très difficile et on a été à deux doigts de se séparer, tellement on ne trouvait plus de solutions, alors qu’on s’aime, et plus que tout. J’ai pris beaucoup sur moi avec son accident, et lui ne se rendait peut être pas compte de tout ce que je devais faire à côté, toutes les démarches, le dossier de l’avocate, etc. On a pété les plombs. Mais ça a fini par nous ressouder, on s’est parlé, on a mis les choses au clair, j’ai poussé Dylan à reprendre sa vie en main. On a aussi adopté un chat abandonné, et c’est con, mais avoir un peu de douceur, une petite chose qui ronronne, ça fait du bien et permet d’oublier un peu le reste.”
Mais ce n’est là que le commencement pour le jeune couple. Dylan prépare en effet son dossier juridique en vue de porter plainte, et continue chaque samedi, avec Émilie, de manifester : “On lâche pas, on lâchera rien !”
Cette question de la répression a donc été largement débattue dans cette ADA. Les débats ont amené à informer et reconnaître que celle-ci était active dans les banlieues depuis les années 90. Le sujet a d’ailleurs été discuté et restitué en plénière. Les Gilets Jaunes ont exprimé que le mouvement se devait de se tourner vers les quartiers populaires, qui ont subi la répression bien avant lui.
Casti, membre de l’organisation de cette ADA4, et très engagé dans la lutte contre les violences policières, peut malheureusement en témoigner, puisqu’il a perdu un oeil devant le stade de la Mosson en 2012, suite à un tir de flashball.
“Je me suis battu depuis sept ans pour faire condamner l’État, le préfet et le ministre de l’Intérieur pour avoir donné des ordres autorisant les policiers à tirer, parce qu’au tribunal pénal [ceux ci] sont toujours relaxés car ils obéissent aux ordres. Du coup, on a réussi à faire condamner les ordres directement. J’ai gagné, ça a fait jurisprudence. Maintenant mon avenir, c’est d’utiliser cette jurisprudence pour tous les autres blessés gilets jaunes. Mon combat le plus fort, c’est pour que ma copine, qui est une mutilée elle aussi, puisse gagner son procès et que ma victoire puisse servir aux autres.”
“Avant les gilets jaunes, on était déjà une quarantaine d’éborgnés des armes de la police et il n’y avait eu que des non lieux et relaxes au pénal, et trois condamnations au tribunal administratif. On interpelle sur le rôle des armes dans le maintien de l’ordre, sur le rôle de la BAC, sur le fait de faire tirer sur le peuple. On essaie de faire condamner cela. ”
La question demeure de faire réaliser tout cela à la population. Nico, qui a rejoint le mouvement tardivement en raison d’un problème pulmonaire qui l’a tenu hospitalisé longtemps, propose son analyse sur la question : “Il y a beaucoup de gens qui préfèrent se dire : “Ok il se passe ça, mais la vie est trop courte, on vit, on élève nos enfants, on verra”. Mais surtout, “pas de négatif, pas de négatif !” Il y a encore trop de gens comme ça dans mon entourage.”
“Je trouve cette ADA géniale car c’est un moyen de plus pour éveiller de nouvelles personnes. Tout est dans l’éveil des personnes qui suivent la politique de l’autruche. Et c’est la force du nombre qui nous permettra d’atteindre nos objectifs. Je pense qu’il a fallu passer par cette année de manifestations, ça a révélé énormément de choses sur le pouvoir, sur les violences policières, le culot de nos dirigeants, leurs mensonges. Aujourd’hui, sortir le samedi c’est quasiment du suicide, alors il faut explorer d’autres moyens pour convaincre, et réinformer les gens.”
Après une nouvelle après-midi d’échanges en marguerites, les thématiques secondaires, proposées par les participants, sont abordées et seront restituées le lendemain.
Un véritable espace de liberté et d’autogestion
La plénière finale du dimanche matin s’ouvre sur les chants de “On est là, on est là, même si Macron ne veut pas” et sur le slogan “Anticapitalista!” repris en choeur par l’assemblée. Pour celle-ci, on a pris soin d’énoncer à la fois les consensus, les propositions d’action, mais aussi les points de désaccords afin de représenter l’ensemble et la diversité des points de vue. Il est vain de tous les énoncer, puisqu’ils seront étudiés et débattus sur les ronds-points et dans les groupes gilets jaunes après cette ADA. On attend donc de nouvelles remontées, dans un véritable exercice de démocratie totale, fédérale et locale.
Pour ne pas trahir le mouvement et énumérer publiquement toutes ses recherches, on notera simplement le nombre très important de propositions d’actions concrètes, allant de la mise en place de plateformes d’échange et de mise en réseau, au travail avec les media, en passant par la constitution d’assemblées populaires municipales ou de maisons du peuple. Les questions de l’anniversaire du mouvement ainsi que de la grève du 5 décembre ont aussi largement été débattues. Les idées énoncées sont ainsi bien plus nombreuses que lors des ADA précédentes, et c’est le débat final qui les traversera sur les ronds-points et dans les groupes locaux, qui permettra de leur donner une consistance concrète.
Naturellement, quelques difficultés ont pu avoir lieu lors de cette plénière finale. Mais c’est tout à fait normal après trois jours de travail intense et d’échanges libérés. Et cela a donné à cette dernière assemblée, un vrai côté humain et animé. Certains groupes ont notamment voulu passer des appels, ce qui dérogeait au programme initial, mais ont finalement pu le faire librement. Un appel à la lutte internationale et un appel à la convergence avec la grève du 5 décembre ont suscité l’acclamation de la salle.
Le groupe de gilets de Toulouse s’est également illustré en se proposant pour l’organisation de la prochaine Assemblée des Assemblées, et a été largement approuvé par les participants à la plénière. Ce choix, purement consultatif, restera toutefois à confirmer démocratiquement.
Afin d’assurer que tous les groupes participent pleinement à cet exercice démocratique, il avait été décidé que l’ADA prendrait fin vers midi, dès la fin de cette plénière, pour laisser le temps à ceux qui ont le plus de route, de rentrer chez eux sans manquer les délibérations finales. Pour autant, la journée du dimanche ne s’arrêtait pas sur celle-ci. Peu après, Lewis, le gilet jaune d’ANV-Cop21, amenait dans la cour de la Soucoupe le portrait présidentiel qu’il a lui-même décroché dans une mairie héraultaise.
L’invité surprise, Emmanuel Macron, copieusement hué, finissait dans la foule par susciter une ambiance fiévreuse et fraternelle, présidant pour une fois à un réel exercice démocratique. Le chant “Emmanuel Macron, oh tête de con!” finissait par résonner dans le cour comme un ultime pied de nez au gouvernement. Une action qui représente bien l’ingéniosité qui a cours dans le mouvement social et écologiste actuellement, face aux formes répressives du pouvoir.
La suite de l’après-midi a permis à tout participant d’organiser ou de participer à des débats et ateliers autogérés. Cette initiative de l’organisation de l’ADA a été visiblement très appréciée. Fabriquer une “clé anti-pub” permettant d’agir contre la publicité dans l’espace public, apprendre les formes de désobéissance civile, parmi d’autres. Les mandataires de l’ADA sont nombreux à nous rapporter que cet espace de liberté et d’autogestion a été chaleureusement accueilli. Il était possible pour tout un chacun d’organiser ce qu’il voulait.
Une réussite globale et un nouveau rebond pour le mouvement
En conclusion, on peut dire que cette quatrième Assemblée des Assemblées est globalement une réussite et qu’elle a été à la hauteur de l’enjeu que représentait le premier anniversaire d’un mouvement nouveau, inédit et hétéroclite. Elle a, par la qualité de son organisation, l’ambiance fraternelle et libre qui a pu s’y déployer, la réussite de son autogestion et la qualité de son accueil et du lieu, permis d’avancer de manière concrète sur des sujets réalistes concernant l’avenir du mouvement. À cet égard, sa réussite apparaitra sans doute comme fondamentale et nécessaire à la perpétuation des Gilets jaunes.
Par la méthodologie utilisée, les mandataires jaunes ont semblé plus à l’aise et libérés dans les débats. La volonté de réduire les temps de plénière pour augmenter ceux consacrés au travail collectif s’est avérée tout à fait appropriée et payante. Les débats ont été très riches et ont donné lieu à de très nombreuses propositions en plénière. Le fait d’éviter l’écueil que représentait la rédaction systématique d’un “Appel de Montpellier” a aussi permis d’économiser un temps précieux pour l’ensemble des participants. L’organisation a visiblement tiré leçon des ADA précédentes.
C’était là aussi l’occasion pour l’Assemblée de se définir et se structurer par elle-même, et l’une des thématiques abordées était justement prévue pour se consacrer à cette question (“Rôle et structuration de l’ADA“). Aussi l’Assemblée des Assemblées demeurera-t-elle un jalon et un événement important pour les Gilets Jaunes, pour devenir de plus en plus une force d’évaluation, d’échange et de proposition.
La perspicacité dans le choix des thématiques abordées montre que l’identité du gilet jaune a été bien entérinée par les ADA précédentes, et n’a pas eu particulièrement à faire débat lors de celle de Montpellier. On a donc pu se concentrer sur l’avenir, sur des formes d’action bien plus concrètes et réalistes, et des problématiques plus profondes et adaptées aux bouleversements politiques que l’on vit actuellement en France.
On a pu se dire que le mouvement des Gilets Jaunes était en voie d’essoufflement, voire d’expiration. Pour autant, comme souvent dans l’histoire de l’être humain, le mouvement social progresse par vagues, ruptures et dynamiques, et la quatrième Assemblée des Assemblées à Montpellier s’est montrée essentielle dans ce fonctionnement.
Photographies : Alix D., Gérôme-Mary Trebor.
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