C’est un amoncellement de cabanes, construites de bric et de broc, au sommet d’une longue colline entourée de vallons et de monts verdoyants où l’on discerne de petits hameaux lointains, des granges, et le village de Saint-Victor, à quinze minutes de marche. Exposés à tous vents, les lieux proposent un riche panorama de ce coin de l’Aveyron. Mais lorsque l’on regarde au loin, en quelque direction que ce soit, l’œil tique bientôt sur de hautes silhouettes grises qui se distinguent sur le ciel contrasté, strié de lignes à hautes tensions. La nuit, ce sont d’incessants clignotants rouges qui signalent les très nombreuses éoliennes industrielles (une centaine) installées depuis une quinzaine d’années dans la région.
L’Amassada (on n’en prononce pas le dernier a) ou “assemblée” en occitan, est le nom choisi par des résidents du coin pour désigner l’épicentre du combat qu’ils mènent depuis 2015 contre RTE (Réseau de Transport d’Électricité, filiale d’EDF) et son projet d’installation d’un immense transformateur électrique sur la colline. Alors même que Saint-Victor accueille déjà dix-huit installations liées à l’électricité (dont deux barrages et leur transformateur, de nombreuses lignes à hautes tensions et une à très haute tension qui nécessitera un doublement), RTE prévoit un site de plus de 7 hectares (soit 10 terrains de football) qui pourrait même s’étendre jusqu’au double. La raison ? Connecter l’ensemble du parc éolien aveyronnais, mais aussi de l’Hérault, et d’une bonne partie du Gard, du Lot, et de la Lozère, le tout s’inscrivant dans une “autoroute” de l’électricité reliant les Pays-Bas au Maroc.
Au départ, RTE présente ce projet comme nécessaire pour endiguer la surproduction d’électricité due aux constructions massives d’éoliennes (environ 4500 en France pour 835 parcs, représentant 9000MW). Précisons qu’il est prévu d’installer près de 5000 éoliennes supplémentaires sur l’ensemble de l’hexagone. Selon le schéma d’implantation régional, l’Aveyron en accueillerait près de 1000.
Dans une époque où l’on se tourne vers les énergies dites propres, et renouvelables, le combat des militants de l’Amassada détonne. Car à première vue, les éoliennes industrielles semblent s’inscrire dans ce mouvement général de sortie des énergies fossiles. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on peut mesurer l’impact démesuré de ces projets gigantesques sur la nature. La réalisation des parcs éoliens nécessite en effet des défrichements massifs, l’élargissement et la consolidation de routes pour acheminer les colossales pièces depuis le port de Sète où elles sont débarquées. Afin de maintenir le mât fermement ancré au sol, 2000 tonnes de béton (soit l’équivalent d’une piscine olympique) sont coulées. Chaque machine n’a cependant que 25 ans de rendement devant elle, avant de devoir être démontée. Pour sa part, le transformateur de Saint-Victor comptera notamment sur une cuve de près de 200 tonnes pour 75 x 4m, ce qui nécessitera son acheminement par un convoi de plus de 450 tonnes et de nombreux travaux de voirie.
Chaque éolienne contient près de 600kg de terres rares (du néodyme essentiellement), matériaux omniprésents dans les nouvelles technologies et dont l’exploitation intensive dans plusieurs régions du globe (en Mongolie, en Chine, en Afrique australe notamment) met au jour un certain nombre de dérives dans le respect des droits humains, comme de la nature (nombreux rejets chimiques, radioactivité). Chaque mât contient également 4 tonnes de cuivre, minerai provenant de gisements sud-américains exploités par des firmes occidentales, qui profitent de l’expropriation de villages entiers par les forces armées.
Mais les dégâts causés par la production d’éoliennes industrielles ne s’arrêtent pas à ces lieux lointains. En mouvement, l’aérogénérateur produit en effet un bruit permanent, très riche en infrasons, et que les riverains touchés décrivent comme “un avion qui passerait à basse altitude sans jamais atterrir” selon un tract émis par l’Amassada. Sans parler des nombreuses lignes à haute et très haute tensions qui suppléeront la construction du transformateur, et qui présentent des risques pour la santé des résidents (leurs émissions électromagnétiques sont en effet classées comme “cancérogène possible” par le Centre de Recherche International sur le Cancer).
Une nuisance qui s’accompagne d’une forte dévaluation du foncier, comme de nombreux dégâts sur les écosystèmes. En effet, que ce soit par la rotation des pâles qui génère des mouvements aériens (mortels pour les oiseaux, dont les migrations et la nidification sont perturbées, ou encore pour les chauve-souris), le bruit qui éloigne gibier et animaux terrestres, ou les lumières rouges qui annihilent l’obscurité à plusieurs dizaines de kilomètres autour, l’emprise des éoliennes sur le territoire est une nuisance permanente.
De plus, une éolienne ne peut fonctionner qu’entre 15 et 85km/h de vent, après quoi elle représente un danger, et par temps ni trop chaud (refroidissement nécessaire du générateur), ni trop froid (risque de givre). En somme, elle ne fonctionne à pleine capacité que 20% du temps. L’électricité n’étant pas stockable, on ne peut donc reposer sur ce modèle renouvelable sans risquer une coupure générale. La production des éoliennes est ainsi adjointe à celle des centrales thermiques…
En 2015, forts de ces constatations, les membres de l’Amassada construisent une première “cabane” sur les lieux, pour manifester l’occupation de ceux-ci et l’opposition au projet par les habitants des alentours. En effet, ceux-ci sont majoritairement contre le transformateur et s’estiment lésés par les concertations menées par les autorités, tenues loin des lieux, en préfecture et sous-préfecture. Des événements (dont les Fêtes du Vent, qui rassemblent plusieurs centaines de personnes sur les lieux) et des manifestations sont organisés, et un grand travail de communication est réalisé auprès de la population locale par l’Amassada et l’association Plateau Survolté, qui lutte depuis dix ans contre les projets électriques en Aveyron. En avril 2017, suite au refus des agriculteurs possédant les terres concernées de concéder celles-ci à RTE, 138 personnes réunies par le collectif acquièrent en indivision, après deux ans de préparation et de procédures, une parcelle de 2000m² au cœur du projet, rendant celui-ci temporairement impossible.
Las, les pouvoirs publics enclenchent alors la machine judiciaire, et en juin 2018, les heureux propriétaires se voient finalement expropriés, sous couvert d’une tardive déclaration d’utilité publique du projet, bien que la région soit parfaitement autonome en électricité (90% de l’électricité du transformateur serait destinée à l’exportation). RTE finit donc par acquérir le site, sur lequel se dressent alors de nombreuses cabanes, construites par des militants, parfois de simple passage. Ironiquement, c’est une petite éolienne, couplée à un générateur, qui fournit le peu d’électricité nécessaire à la vie sur le lieu.
Lors de la dernière fête du vent, un appel à l’occupation du lieu (devenue illégale) est lancé, et un certain nombre de militants, de nomades, venus de toute la France et d’ailleurs, s’installent sur le terrain. C’est la première fois qu’une forme de convergence se fait, alors que peu après démarre le mouvement des gilets jaunes. Après quelques mois de cohabitation et de tuilage, c’est un soulagement pour les “anciens”, ceux qui mènent le combat depuis plusieurs années. À leurs côtés, une dizaine de militants s’efforcent désormais de garder l’Amassada en vie.
Entre temps, la bataille judiciaire fait rage. Trente neuf personnes déposent un recours contre la déclaration d’utilité publique. Après épuisement de celui-ci une ordonnance d’expulsion est émise, associée à une astreinte de 2000€ par jour et par personne présente à l’Amassada. Sur les lieux, les occupants s’organisent et vivent souvent masqués pour éviter leur identification par les gendarmes, omniprésents dans la campagne environnante. On construit d’autres cabanes, un poulailler, des barricades pour empêcher une expulsion. On stimule le soutien de la population locale, nombreux fournissent de la nourriture, des produits d’hygiène, etc. C’est une nouvelle forme de vie qui petit à petit se met en place et s’ouvre à la population locale, basée sur l’entraide, la solidarité, le partage, la bricole, la récup, les expérimentations, en permaculture, comme en actions et prises de décisions collectives… Interrogés, les occupants qui ne sont pas tous initialement des militants engagés, pour la plupart ne se voient plus raccorder au monde sociétal. Ils ont trouvé à l’Amassada un fonctionnement humain, une simplicité et une beauté de vivre qui tranchent avec la vie urbaine.
Des militantes de passage, sur leur expérience de l’Amassada :
Récemment, après trois mois de calme plat, une nouvelle ordonnance d’expulsion associe des astreintes individuelles de 500€ par jour visant plusieurs militants, bientôt suppléée d’une astreinte générale du même montant. Suite à cela, les rondes de la gendarmerie et les passages d’hélicoptères reprennent. Le ciblage individuel des occupants s’affine. Le 3 juillet, cinq d’entre eux, dont certains avaient préalablement subi des gardes à vue, passeront en procès pour le motif d’inculpation suivant : “installation en réunion sans autorisation du propriétaire en vue d’y établir son domicile“. Un motif qui est donc prédictif et généralement utilisé dans les procédures d’expulsion de squats, mais qui prévoit tout de même six mois de prison et une amende.
Il est peu probable que les inculpés soient condamnés à une peine ferme, ce qui ferait courir au parquet le risque d’une recrudescence de l’engagement de la population en opposition au projet. Celui-ci semble plutôt jouer la carte financière, en requérant astreintes et amendes, qui suffisent à décourager les moins téméraires des militants. Mais l’on ne peut dans tous les cas s’empêcher de constater des instructions à charge, reposant sur des motifs futiles, et une surveillance généralisée dans le but d’entraver l’action militante en judiciarisant son engagement. Une façon de faire que l’on retrouve actuellement sur la ZAD de Bure, et qui démontre une nouvelle fois que l’État s’engage du côté des… industriels.
Car si malgré l’opposition de la population locale et l’action d’occupation de l’Amassada, la réalisation du projet finit par arriver à son heure, c’est que de grosses sommes d’argent sont en jeu. Bien souvent, lorsque c’est le cas, les élus ne sont jamais très loin. Il est difficile de chiffrer le coût du transformateur, et des multiples aménagements qu’il entraînera. Une éolienne industrielle coûte par exemple deux millions d’euros. Il est impossible de savoir combien exactement découleront de l’installation du transformateur. Les promoteurs privés concernés par ces aménagements se présentent souvent comme de petites entreprises mais sont en réalité des filiales de multinationales telles que Vinci, Total, GDF-Suez, AREVA, etc. Lesquelles bénéficient grâce à leur investissement dans l’éolien de “crédits carbones” qui leur permettent de polluer largement au-delà des limitations légales, crédits dont les surplus peuvent également être revendus. Il est de plus à noter que les parcs éoliens détenus par ces promoteurs sont l’objet d’intenses spéculations. En Aveyron, certains d’entre eux ont déjà été revendus trois fois en cinq ans.
L’éolien est surtout l’un des investissements les plus rentables en terme d’énergie, puisque le rachat de l’électricité renouvelable se fait bien au-dessus des prix du marché, grâce aux politiques menées en la matière par l’État et l’Union Européenne. La garantie de ce prix, qui est aussi celle de l’investissement de base, est assurée par la CSPE (Contribution au Service Public de l’Électricité) prélevée sur les factures des… consommateurs. Selon l’Amassada, on peut donc considérer que le service public, à travers cette taxe mais aussi l’action de RTE, organise le détournement massif de fonds publics vers des intérêts privés. Avec l’aval d’élus des conseils municipaux locaux, indispensables pour avaliser ce type de projets, et qui pour certains ont d’ores et déjà été condamnés pour prise illégale d’intérêt dans le cadre de projets de construction éoliens.
La résistance de l’Amassada n’est donc pas seulement un enjeu local ni même énergétique ou climatique. C’est une véritable lutte qui se dresse contre les lames de fonds d’un capitalisme aujourd’hui appuyé en force dans notre pays par les politiques néo-libérales menées par les gouvernements successifs. Indissociable de cette lutte est la volonté générale de préserver concrètement la nature et ses ressources, à travers nos campagnes et la qualité de vie de leurs résidents. Car c’est par leur ampleur démesurée et leur récurrence infinie, que les politiques publiques dans lesquelles le grand capital a pu s’immiscer, aboutissent de facto à la destruction de notre planète. Et pour que cette guerre contre ce qui nous détruit aboutisse à une victoire définitive, c’est toute une façon de vivre qu’il nous faudra réinventer, libérée du pouvoir destructeur de l’argent et loin de la surconsommation propre à notre mode de vie.
Texte & photographies : Tistet Védène.
Reportage vidéo : Razockski, Tistet Védène, Gérôme Mary-Trebor.
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