Les élections européennes, qui se sont déroulées le 26 mai 2019, ont consacré en France une nouvelle bipolarisation de la vie politique autour du Rassemblement National, vainqueur avec 23,3% des voix, et de La République En Marche, qui suit avec 22,4%. Quels enseignements pouvons nous tirer de ce nouvel exercice démocratique ? Comment résumer l’évolution des idées dans notre pays ? Les européennes représentent une photographie très intéressante de notre espace politique, car liées à des thématiques aujourd’hui identifiées comme fondamentales par la population et répondant donc comme un écho au souffle de la dernière présidentielle.
Pour bien aborder la question de ces élections, il convient de les voir sous l’angle de chiffres qui ne sont habituellement pas repris par les média ou les instances politiques, en comprenant dans l’analyse la part que représente l’abstention dans la totalité des inscrits. L’abstention est en effet un phénomène très volatile en France, qui comme en témoigne la participation très forte (77,7% au premier tour) des dernières présidentielles, personnalise moins le symptôme d’un désintérêt pour la politique que le signe d’un rejet des propositions programmatiques concernant chaque élection. Pour celle-ci, en 2019, l’abstention s’élève à 49,88% des inscrits, soit 23,6 millions d’abstentionnistes pour un poil plus de votants, un chiffre pourtant en baisse par rapport aux européennes de 2014 (57,5% d’abstention).
Ne compter que les suffrages exprimés revient donc à limiter son analyse politique à la partie changeante de la population qui vote, sans même prendre en compte les votes blancs ou nuls. Quant à ces derniers, leur observation est très significative en cette année 2019. Si le nombre de votes blancs demeure plus ou moins stable sur les dernières élections européennes et présidentielle (à 551 235 votes blancs exprimés contre 659 302 lors des européennes de 2014 et 546 601 lors des présidentielles de 2017), on peut constater lors de ces européennes que c’est le vote nul qui a explosé, doublant quasiment (525 793 votes nuls contre 245 531 en 2014, 285 431 lors de la présidentielle 2017). Cette augmentation peut trouver son explication dans l’appel au boycott de ces élections lancé par une partie des gilets jaunes, sachant qu’au-delà de ce choix, plusieurs sensibilités difficilement quantifiables ont pu se développer dans le mouvement : glisser un bulletin nul, s’abstenir, voter Le Pen pour faire barrage à Macron, soutenir LFI ou une liste citoyenne, les écologistes, etc. Ce chiffre peut donc être très significatif de la réalité populaire de ce mouvement.
C’est aussi en retenant les pourcentages sur inscrits que l’on peut tirer un portrait sur le long terme de l’évolution de notre paysage politique. Prenons le vote Rassemblement National : si on le compte en votants, il représente cette année 23,3% des suffrages, ce qui peut donner l’impression qu’un quart de la population penche à l’extrême-droite, mais que son influence a diminué depuis 2014 (24,86%). Or, si on le compte en pourcentage des inscrits, on voit que le vote RN ne représente en fait que 11,16% (5,28 millions) de la population inscrite sur les listes électorales (soit plus de 47 millions de personnes). Cela lui assure pourtant 23 sièges au parlement européen, car ceux-ci sont attribués sur les pourcentages de votants.
Si l’on compare cette base électorale à celle qui s’est exprimée pour le FN en 2014 (10,12% des inscrits), on peut voir que le socle de ce parti n’a que très modestement progressé entre ces deux élections, ce qui représente une hausse d’un peu plus de 500 000 votants. Peut-on alors imputer une partie de cette hausse à l’électorat gilet jaune qui s’est positionné sur le vote sanction contre Macron ? Possiblement, sans pouvoir toutefois généraliser cette interprétation tant le mouvement gilet jaune est difficile à saisir à travers la caisse de résonance que représentent les réseaux sociaux… Il faut aussi prendre en compte qu’une partie de l’électorat LR s’est détournée sur le RN depuis l’explosion des anciens partis de gouvernement avec l’élection de Macron.
Le vote Renaissance (LREM+MoDem) présente aussi des résultats intéressants. Le paysage politique n’étant pas le même au “centre” en 2014, il est ardu d’opter pour un comparatif pertinent. Il est en effet difficile de déterminer comment exactement LREM a siphonné les voix de la droite et de la gauche et dans quelle mesure il s’est fondu au centre sans le déstructurer. Mais si l’on réduit une nouvelle fois son électorat au décompte des inscrits, on constate que sa base représente, pour ces élections 2019, 10,72% de la population inscrite, soit un peu plus de 5 millions de personnes, ce qui représente… un fort repli par rapport à 2017 puisque 7,6 millions de personnes avaient voté pour Macron au premier tour. Certes, le taux d’abstention était alors beaucoup plus bas, mais dans une logique qui avait profité à tous les partis. Aujourd’hui, avec un débat polarisé sur le RN et LREM, la deuxième place de cette dernière aux européennes de 2019 apparaît comme une contre performance et un reflux de sa base électorale, dans un contexte de forte abstention. Les Français ne tombent plus massivement dans le piège du vote utile. C’est donc une double défaite pour le parti présidentiel, bien qu’il bénéficie d’autant de sièges que son concurrent RN, tous deux largement plébiscités dans les média.
Mais la déconfiture de l’année, c’est la gauche et la droite qui en assument les conséquences pour ces premières élections intermédiaires du quinquennat. Alors que les électeurs s’étaient mobilisés en masse aux présidentielles 2017, pour soutenir par exemple LFI, ou Les Républicains, malgré les casseroles de Fillon, et dans une moindre mesure le PS tout chancelant du bilan médiocre de François Hollande, on peut voir en 2019 tous ces partis chuter très lourdement et leurs bases électorales se réduire à peau de chagrin.
Ainsi, de La France Insoumise, qui chute à 1,42 million de voix (3,02% seulement des inscrits) après avoir mobilisé plus de 7 millions d’électeurs en 2017 (14% des inscrits). La comparaison de ces résultats avec ceux du Front de Gauche en 2014 n’est plus flatteuse pour Jean-Luc Mélenchon, puisqu’il n’avait réuni que 1,2 millions de voix (2,58% des inscrits) à rapporter toutefois à une abstention plus massive. Les Insoumis n’auront donc que 6 sièges au parlement, un résultat déjà assumé comme très décevant.
Ainsi du Parti socialiste, pourtant remobilisé par Raphaël Glucksmann, qui dévisse lui aussi à 1,4 million de voix (soit 2,96% des inscrits) contre 2,65 millions en 2014 (5,69%) où il s’était allié au PRG pour éviter une déculottée qui a pourtant eu lieu. Les socialistes auront également six sièges. Benoît Hamon ne parvient à mobiliser que 741 000 votants, ce qui ne suffit pas à lui obtenir un siège. En prenant en compte toutes les listes, la gauche partisane (incluant LFI) perd globalement 830 000 électeurs en cinq ans et ne représente plus que 7,54% des inscrits.
Ainsi, des Républicains, qui emmenés par un Wauquiez incapable de rassembler autour de sa base très droitière, chutent à 1,92 million de voix (4,06% des inscrits) après en avoir obtenu plus de 7,2 millions aux présidentielles autour d’un Fillon croulant sous les flèches. Et surtout, à comparer avec le résultat de 2014 qui totalisait presque 4 millions de voix pour l’UMP, soit 8,47% des inscrits. Où est passé cet électorat ? La culture du vote étant à droite très ancrée, et l’offre ne s’étant pas amoindrie sur ce champ du spectre politique, il est probable que Marine Le Pen et Emmanuel Macron se soient partagés ceux qui ne pouvaient plus se reconnaître dans la droite partisane. Quoiqu’il en soit, la droite n’aura que 8 sièges au parlement européen.
Ces européennes consacrent à l’inverse la montée en flèche des scores écologistes. Ainsi, EELV, qui s’était retiré de la course présidentielle au profit de Benoît Hamon en 2017, représente aujourd’hui plus de trois millions de Français, soit 6,45% des inscrits et s’affirme comme la troisième force politique du pays grâce aux thématiques du dérèglement climatique et du développement durable qui se font désormais omniprésentes dans les média. Ils recevront 13 sièges au parlement de Strasbourg. En 2014, les écologistes ne représentaient qu’1,6 millions de personnes, soit 3,64% des inscrits.
Viennent ensuite les petites listes, qui ne dépassent pas les 5% des votants. Ce qui est assez surprenant, c’est la montée de la gauche radicale (nous n’y incluons pas LFI), même si elle ne représente qu’une portion modeste de la population. En 2014, les petites listes de gauche réunissaient 301 808 voix (0,65% des inscrits). Aujourd’hui, elles en totalisent 742 609 (soit 1,57% des inscrits). Un bon de plus de 440 000 votants qui s’explique sans doute par la montée des thématiques anti capitalistes notamment au sein du mouvement des gilets jaunes et du regain des mouvements sociaux, et ce alors que la présence de nombreuses listes citoyennes représentait un danger pour les partis d’extrême gauche en déclin. Cependant, l’absence d’alliances entre ces partis et d’autres listes, ne permet à aucun d’eux d’obtenir des sièges au parlement européen.
Il faut aussi noter la progression de la droite souverainiste et eurosceptique (UPR, Debout la France!) qui a su canaliser une partie de l’électorat anti-UE aux côtés du RN, et a vu sa base électorale passer de 866 402 en 2014 à 1 060 910 électeurs (2,24% des inscrits), ce qui est à mettre à l’actif notamment de l’UPR qui a quasiment quadruplé son score de 2014, plébiscité par une part non négligeable des gilets jaunes, tandis que le parti de Nicolas Dupont-Aignan demeure stable.
La grande réussite de ces européennes, mais qui apparait dans l’ensemble comme un échec, c’est la multiplication du vote en faveur de listes “citoyennes”, qui portent plus souvent une thématique qu’un programme, et dont les votants représentent désormais 1,69% des inscrits, malgré leur diversité et leur nombre. A travers celles-ci émerge un véritable problème de représentativité de ces élections européennes, puisqu’en dessous de 5% une liste n’obtient aucun député au parlement. Si en 2014, 19 listes étaient sous ce seuil, représentant 2,7 millions de votants, ce sont 28 listes totalisant 4,48 millions d’électeurs (9,47% des inscrits) qui ne seront pas du tout représentées en 2019. Ainsi apparaît en creux le fait que les petites listes forment une autre “force” politique du pays, complètement éclatée, et ne répondant plus à une logique partisane. Actuellement, une part non négligeable de nos concitoyens subit donc de fait la nullité de son vote. Vous avez dit… “crise de la représentativité” ?
Il convient de rappeler la démagogie des discours médiatiques et politiques qui font fi de ces chiffres pourtant bien plus représentatifs de l’espace politique, que le simple suffrage des votants repris à l’unisson, ce qui empêche d’éluder le fait que des forces politiques qui représentent au mieux 11% des électeurs puissent décider de programmes à sens unique et d’un exercice unilatéral du pouvoir.
Ce qui empêche également de voir que seuls six partis (RN, LREM, EELV, LR, LFI et PS) représentant 18,1 millions d’électeurs n’obtiendront de députés au parlement européen, et ce proportionnellement à leur score. Ainsi 4,5 millions de Français qui ont voté pour d’autres listes ne seront pas représentés du tout, aux côtés du million de nuls et blancs, ainsi que des 23 millions d’abstentionnistes. Au total, 18 millions de personnes auront déterminé des axes politiques représentatifs, pour 49 millions de leurs concitoyens (en comptant tout le monde!) Certes, c’est l’abstention massive qui favorise un tel phénomène. Si à droite, le vivier électoral semble avoir été récupéré, on peut voir qu’à gauche, personne n’a été capable de renouveler un électorat qui ne se retrouve ni dans LREM, ni dans LFI, mais bien plutôt dans le non-vote. C’est un nouveau boulevard qui s’ouvre.
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