Gilets jaunes Acte 19 – Répression intense sur Montpellier

Gilets Jaunes Acte 19 – Répression intense sur Montpellier © La mule du pape

23 mars 2019, 14h15 – C’est la routine du samedi. A la suite d’un appel régional à se réunir à Montpellier, plusieurs milliers de gilets jaunes se rassemblent sur la place de la Comédie dans une bonne humeur très musicale. Les pancartes, banderoles, aux revendications hétéroclites sont nombreuses aujourd’hui, les chants et les ahou s’emmêlent dans le vent qui ne dissipe qu’à peine l’inhabituelle chaleur. Le ciel est d’un bleu sans nuages. La place n’est pas encore pleine que le cortège fluo se met précipitamment en route. Il faut une petite dizaine de minutes de marche vers la place Saint Denis pour se rendre compte de l’immensité de la foule. Plus de 5000 personnes s’étalent dans les rues.

Comme d’habitude, la manifestation “officielle” se déroule dans le calme, sans intervention policière particulière si ce ne sont quelques lignes de CRS placées sur les rues qui bordent le boulevard Louis Blanc, que recouvrent littéralement de long en large les manifestants. Peu d’invectives ou d’insultes, plusieurs personnes tentent même d’établir un dialogue avec les représentants de l’ordre, impassibles. L’atmosphère est bienveillante, tout le monde semble fier et heureux de la réussite de la participation à cet acte 19. Des blasons signalent la provenance de certains groupes : ceux d’Alès, ceux d’Ardèche, ceux du bassin de Thau, ceux de Béziers… Les gilets portent souvent fièrement, en plus des slogans inscrits au feutre, des bâtonnets qui symbolisent la participation à tels ou tels actes. Une véritable culture interne s’est instaurée dans ce mouvement, qui ne se résume pas qu’aux slogans et aux chants, mais comprend de nombreuses symboliques et valeurs morales partagées. En découle comme un sentiment de confiance et de solidarité naturelle entre les manifestants, qui se vérifie à l’extrême dans les cortèges sauvages de plus en plus importants et divers qui suivent chaque semaine les dispersions.

 © La mule du pape - Andrea Valle

On finit par remonter sur la place de la Comédie, et là stupeur. Des lignes de CRS viennent rapidement cerner l’espace et faire face aux manifestants. La foule se compacte et s’avance. Des insultes fusent depuis le black bloc, quelques projectiles légers. Et l’assaut est donné, immédiatement. Les CRS larguent des grenades lacrymogènes et assourdissantes, faisant reculer plusieurs milliers de personnes qui ne s’attendaient aucunement à être dispersées après seulement une heure de manifestation, à 15h15. Les forces de l’ordre ont cette fois brisé le rituel habituel de la place de Préfecture, qui permettait aux manifestants les plus fragiles ou sans protection de s’extraire du cortège avant que celui-ci ne soit dispersé. Alors voilà, tout le monde est gazé. La place se transforme en véritable champ de bataille, avec un black bloc et des gilets jaunes contestataires qui résistent, font reculer plusieurs fois les CRS, qui reviennent chaque fois en force. Les LBD40 sont de sortie, tout comme les GLI-F4, les grenades assourdissantes. En face, des pierres, des bouteilles, des bocaux de peinture, quelques cacatov qui fendent les airs et s’éclatent sur les boucliers ou sur le pavé. On se croirait au milieu d’une scène de guerre, vraiment. Ça pète de partout, au beau milieu des badauds qui n’avaient rien à voir avec la manifestation et se trouvaient là soit par hasard, soit par curiosité.

 © La mule du pape - Andrea Valle
 © La mule du pape - Andrea Valle
 © La mule du pape - Andrea Valle

Après un gros quart d’heure d’affrontements, les manifestants sont progressivement nassés devant l’Opéra et se rassemblent dans la rue de Maguelone pour la plus grosse manif sauvage qui ait eu lieu à Montpellier. Plusieurs milliers de personnes font acte de résistance et refusent la dispersion, formant plusieurs cortèges qui partent en directions différentes. Je suis le plus gros d’entre eux, qui passe vers la Gare avant de revenir vers la place Laissac où les vitres des arrêts de tram sont brisées. Les CRS entament une véritable traque autour des nouvelles halles, inondant de gaz lacrymogène la rue Anatole France bondée de voitures, auxquelles les gilets jaunes laissent la priorité pour décamper. Le cortège file dans la rue d’Alger, où plusieurs personnes font des malaises et sont prises en charge par les street médic. Une véritable course poursuite, très agressive, se met en oeuvre. Les manifestants filent vers Gambetta où de la casse a à nouveau lieu, mais se heurtent bientôt à un mur de CRS, qui gaze et tire au LBD40 vers le cortège. Des tentatives d’interpellation ont lieu.

Les contestataires se dispersent dans les petites rues bordant la CPAM et se rassemblent bientôt rue Chaptal, où des voitures ont pris feu, à cause de palets de lacrymo au dire de certains manifestants. Il y a toujours plusieurs milliers de personnes poursuivies par les gaz, les grenades assourdissantes et les munitions de plastique. Le black bloc réplique en caillassant et renvoyant les palets. Des poubelles sont mises à feu pour retarder l’avancée des forces de l’ordre, qui échouent à couper le cortège. Celui-ci traverse dans l’anarchie l’avenue de Toulouse, poursuivi de près par les CRS, et finit par monter sur la 2×2 voies de l’avenue de la Liberté, où les klaxons des voitures finissent vite par l’accompagner dans une atmosphère de liesse. Rapidement, des fourgons de CRS le prennent en chasse. S’ensuivent plusieurs interpellations, dont la mienne.

Alors que je me situe en queue de cortège, je m’écarte des fourgons qui arrivent à toute vitesse et s’arrêtent. Je lève le bras en guise de signe pacifique, mais les policiers s’avancent aussitôt sur moi. En me rappelant mon accoutrement plutôt discret, je comprends que je suis pris pour un black bloc. Je suis mis à terre, fouillé, à plat ventre, main écrasée et genou dans le dos. Mes lunettes et mon masque sont confisqués et un CRS s’empare de ma caméra. Au sol, je proteste et tente d’expliquer les raisons de ma présence parmi le cortège sauvage.

” Je fais de l’image! Je fais juste mon travail !
– Et tu les filmes, les casseurs, les petits cons qui nous caillassent tous les samedis? rétorque le CRS, très énervé.
– Pas plus que le reste, réponds-je de peur qu’ils saisissent mon matériel.
– Ben tu le fais mal ton boulot, m’engueule-t-on.
– Je filme la réalité, c’est tout, j’essaie de montrer ce qui se passe des deux côtés.”

Finalement, on me relève. Visiblement mes arguments ont porté, et je vais bénéficier de leur mansuétude. Le CRS remet la caméra dans mon sac et me somme de repartir dans la direction opposée. Alors que je m’exécute d’un pas rapide, je croise le reste des fourgons, dont les portes à glissières sont ouvertes, remplis d’hommes en bleu au regard perçant. Je me fais insulter. Je m’en tire avec un doigt un peu éclaté. Plus loin, je vérifie mon matos. Je n’ai plus que mon casque pour me protéger. Mais ma caméra et mes rush vidéos sont intacts.

 © La mule du pape - Andrea Valle
 © La mule du pape - Andrea Valle

Je rejoins la place de la Comédie, qui à mon grand étonnement est à nouveau bondée de monde. Je constate que beaucoup de gens qui n’avaient pas suivi la manif sauvage sont restés dans le centre-ville tout l’après midi et sont encore là. Le cortège protestataire rejoint à nouveau la place, poursuivi par les forces de l’ordre et vient former une masse d’un ou deux milliers de personnes. Après plusieurs dizaines de minutes de face à face, une nouvelle dispersion est donnée, avec plus de calme et de maîtrise (sommations, coups de sifflet, désignation des tirs) par les gendarmes mobiles. Mais ça n’a pas l’air de trop impressionner la foule qui reprend le chemin de la gare ou de l’Esplanade. La Comédie est à nouveau sous les gaz. Mais beaucoup de gens restent malgré tout sur place. Un peu plus tard, un groupe de gilets jaunes surgit des lignes de CRS qui s’avancent vers l’Esplanade. La scène est curieuse, ils semblent accompagner un black bloc vers les forces de l’ordre. Un street-médic s’approche en assistance mais repart vite en direction opposée. On comprend lorsqu’on remarque enfin les matraques télescopiques qui pendent au bout des bras, et les masques de chantier tous similaires. Il s’agit d’agents infiltrés de la BAC, qui ont procédé à une interpellation discrète. Sur les bords de la place, certains se mettent à les huer. Enfin, petit à petit, le centre-ville retrouve son calme. Le cortège sauvage fuit vers le Corum, où la station de tram est cassée et se voit pourchassé vers les Aubes. Bilan de la journée : 20 interpellations, des blessés des deux côtés.

 © La mule du pape - Andrea Valle
 © La mule du pape - Andrea Valle
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Que dire ? Que dire, après ce nouvel acte empreint d’agressivité, de casse et de violence ? Que dire après avoir vu ces milliers de personnes s’engager sans hésitation dans la manifestation sauvage et battre le pavé plusieurs heures, au milieu des gaz et des explosions des grenades ? Je suis lassé de devoir fournir toujours la même analyse, même si chaque semaine qui s’écoule apporte un peu plus d’eau à mon moulin. Le gouvernement a pris le parti de la répression et de la stigmatisation du mouvement des gilets jaunes plutôt que de lui apporter une reconnaissance et une attention nécessaire au maintien de la paix sociale. Quand comprendra-t-on que si les gilets jaunes sont dans la rue et opposent résistance aux tentatives de dispersion des forces de l’ordre, c’est parce que leur honneur et leur fierté ont été à jamais piqués et stimulés par la réaction dénégative du gouvernement à l’expression de leurs droits et revendications ? Que si prendre des coups ou étouffer sous les gaz ne les maintient pas chez eux, c’est que les raisons sociales de leur engagement sont réelles et justes ?

On a d’un autre côté des forces de l’ordre à bout de nerfs, épuisées de passer leurs samedis sous leurs vingt kilos d’équipements et la gifle brûlante du soleil, fatiguées de se faire insulter et honnir par toute une partie de la population. Et que la stratégie répressive de l’état pousse à toujours plus d’engagement et de violence. Comment ne pas voir que c’est toujours l’intervention policière qui déclenche la violence protestataire ? Comment ne pas comprendre que répondre à quelques projectiles en envoyant des centaines de palets de lacrymogène sur des milliers de manifestants entraîne automatiquement un sentiment d’injustice et une réaction de fierté et d’honneur ?

La stratégie de la peur est-elle donc si efficace et concluante ? Chaque semaine, les participants aux mobilisations en province sont plus nombreux, et cette augmentation de leur nombre, tout comme le maintien de la confiance accordée par les Français dans les gilets jaunes, est stimulée par une présence et une intervention policière chaque fois un peu plus musclée. La peur est un sentiment qui évolue rapidement, notamment en colère. Les interpellations, et le traitement judiciaire rude et express qui s’ensuit, les nombreux blessés, de l’éclat dans les jambes aux yeux crevés, tout ceci ne fait que remobiliser les manifestations. Plus un acte est géré agressivement par les forces de l’ordre, et plus le mouvement se remobilise la semaine suivante. La différence de traitement entre les manifestants pour le climat et les gilets jaunes la semaine dernière est-elle à l’origine de la masse de personnes qui s’est retrouvée pour manifester en ce samedi 23 à Montpellier ?

 © La mule du pape - Andrea Valle

Les gens n’ont plus peur. Ils n’ont plus peur des gaz lacrymogènes, ils n’ont plus peur des grenades assourdissantes. Ils y ont eu droit chaque semaine et s’en sont pourtant tirés. Rester et résister, désobéir, est devenu assez légitime dans leur esprit pour qu’on puisse voir le mouvement comme une véritable lutte aujourd’hui, comme intégré à “La” lutte. Le gouvernement s’attend-il donc à ce que des personnes convaincues de lutter baissent les bras, alors qu’elles ont trouvé un sens vital dans leur action de résistance ? S’étonne-t-il de voir une militante de 73 ans grièvement blessée par une charge à Nice ?

Aujourd’hui, il en est réduit à jouer sur l’effet d’annonce de la mobilisation de l’armée sur Paris pour endiguer un mouvement dont il a lui même pérennisé la violence. Quelle sera la prochaine étape ? Les blindés à Montpellier ? Les balles à blanc ? Le RAID, la BRI ? Les bérets verts ? Mettre 10% de la population en garde à vue ? On prend un chemin dangereux aujourd’hui en France, et qui a des conséquences réelles. Combien de vies ont déjà été ruinées par cette escalade ? Combien d’éborgnés, de mutilés, combien de fils, de frères, de pères de famille en prison ? Combien d’existences va-t-on déséquilibrer pour montrer au pays qu’on sait maintenir l’ordre républicain, chez nous les Français ? Le monde entier s’interroge sur ce qui se passe en France, “pays des droits de l’homme”. La gestion du mouvement est pointée du doigt partout. Même Maduro et Erdogan se permettent de narguer un gouvernement qui n’hésite pas à rendre hommage au soulèvement du peuple algérien tout en augmentant progressivement sa propre répression. On rêve d’un acte des gilets jaunes sans forces de l’ordre, on verrait alors à quel point la violence s’inclut dans un cycle dont le moteur catalyseur est sans aucun doute la répression.

Tistet Védène

Photos : Andrea Saulle
Vidéo : Tistet Védène et Oulipo R.







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