14h. Un petit millier de personnes se rassemble sur la place de la Comédie, en ce samedi 26 janvier inhabituellement chaud, mêlant les éclats fluo de leurs gilets de sécurité à la pierre jaune durement frappée par le soleil. Dans la foule, les visages reflètent tous les âges, tous les parcours. Si certains sont déjà masqués sous d’épais foulards noirs ou plus rarement des masques de protection, la plupart des gens se sourient librement, échangent clins d’œil et regards de connivence tout en discutant des sujets de convenance : gilets jaunes, grand débat, répression, hyper-capitalisme, pouvoir d’achat… L’ambiance est plutôt festive et bon enfant, de petits groupes plaisantent, affublent de noms d’oiseaux les membres du gouvernement ou se lancent dans des micro-débats enflammés qui refont le monde.
A Montpellier, on peut constater depuis plusieurs semaines une forme d’élargissement du mouvement. Au fil des actes, les profils se diversifient, on voit de plus en plus de profs, d’étudiants et de jeunes (précaires ou non), hommes et femmes, de fonctionnaires territoriaux, de retraités, mais aussi des habitués du militantisme, des soixante-huitards qui viennent faire porter leur voix pour les générations futures comme ils se plaisent à le rappeler. Ce mouvement spontané n’est plus cantonné à cette population des villes moyennes, de classe moyenne inférieure comme on l’a désignée initialement, qui périclite avec le secteur secondaire et paie globalement en France le prix le plus élevé de la mondialisation et de la politique de rigueur engagée depuis la crise. On trouve donc aussi des “bobos”, des chômeurs, du personnel médical, des cheminots… Monsieur Tout le monde est devenu, lui aussi, gilet jaune. L’inventivité des slogans et revendications affichées sur les innombrables gilets et pancartes reflète cette diversité.
Dans les discours glanés ça et là, beaucoup, et c’est un changement, disent avoir décidé leur présence en réaction à la gestion du mouvement par le gouvernement, après en avoir été spectateurs pendant les premières semaines. Les mêmes mots reviennent : « mépris de classe », « état voyou », « déni de démocratie », « oligarchie » … Certains viennent, pour la première fois, manifester, après s’être retrouvés un peu par hasard dans les gaz lacrymogènes les semaines précédentes, ou avoir eu vent des témoignages des violences policières émaillant le mouvement depuis qu’il s’est “urbanisé”. Chez ceux-là les mots “LBD-40”, “GLI-F4” sont sur toutes les lèvres et prononcés avec indignation, non sans susciter une once perceptible d’appréhension. D’autres sont déjà des habitués, masque de chirurgien et lunettes dans la veste, tubes de sérum physiologique à portée de main en cas de dispersion par les gaz lacrymogènes. On s’étonne de voir des gens d’un certain âge ainsi harnachés, comme si cela répondait à des règles acceptées et intégrées. Le dresscode et la culture de la manifestation se propagent eux aussi.
Au milieu de cette foule humaine, certains se distinguent par un accoutrement plus remarquable encore. Masques de protection ou de ski, vêtements sombres et indistincts, capuches, casques et gants de sports extrêmes, parfois des gilets jaunes. Et de grandes pancartes aux revendications dénonciatrices, contre les violences policières, la symbolique républicaine, contre le capital, contre les inégalités de richesse, qui reflètent souvent des discours politisés et bien construits. Les quelques paroles que je recueille sont plus agressives envers le pouvoir. Difficile de dire combien sont issus, ou non, d’une culture politique d’ultragauche bien ancrée. Difficile également de distinguer, ceux qui feront partie du noyau dur violent qui s’acharnera à faire la nique aux forces de l’ordre jusque tard dans la nuit, de ceux qui resteront simplement, au milieu des gaz, pour exprimer leur droit à manifester pacifiquement. Beaucoup ont entre vingt et trente ans.
Sur le parvis de l’opéra, une bonne trentaine de street-médics, principalement issus de deux associations différentes (distinguées par des croix bleues ou rouges), préparent et vérifient leur matériel en papotant gaiement, fument une dernière cigarette avant que le cortège n’entame son parcours. Ces bénévoles, en première ligne pour soigner les blessés lors des affrontements, présentent divers profils : étudiants en médecine, infirmiers ou médecins, parfois de simples volontaires formés aux premiers secours. Ils sont de tous les âges, même si les jeunes prédominent en nombre.
Vers 14h30, le cortège se met lentement en route et s’épaissit dans une cohue joyeuse. Bientôt, il rassemble 2000 à 2500 participants. Les premiers slogans fusent : « Macron démission », « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère » etc, au milieu des cris stridents des sifflets. Une charrette à bras diffuse sempiternellement une playlist de chansons revendicatrices. Sur l’esplanade Charles de Gaulle, une « violente » altercation a lieu entre un gilet jaune agacé et un très vieux cégétiste, dont la virulence étonne à défendre sa présence sous les couleurs revendiquées de sa centrale. « Je me suis battu pour vous pendant des années moi ! – Vous êtes des vendus, comme les autres, vous avez bradé les droits des travailleurs ! – Viens me dire ça en face ! » La foule se presse finalement le long du Corum et entame un long trajet qui la mènera, dans une ambiance bavarde et bon enfant, jusqu’à la mairie, en passant devant l’hôtel de Police où les esprits s’échauffent un peu sous l’œil tendu des fonctionnaires, détour imprévu mais établi de manière démocratique (la majorité l’emporte), avant d’entamer dans le calme le trajet du retour.
Sur le trajet, tout le monde chante, vocifère, tape chaleureusement des mains lorsqu’un groupe de musiciens improvise une petite ritournelle folklorique. Les manifestants interagissent gaiement avec les badauds. Un jeune homme, qui a l’air de porter durement son lendemain de veille, gobant son petit déjeuner à sa fenêtre, recueille les applaudissements et encouragements de la foule. Il est presque 16h. Aucun incident n’est à déplorer malgré l’absence de service d’ordre, si ce ne sont quelques pétards un peu bruyants qui provoquent parfois des remous, jetés trop près de la foule. Aucune présence policière n’encadre le cortège, qui finit par entrer à nouveau dans le centre-ville, et traverser la place de la Comédie pour venir se masser sur la place de la Préfecture.
C’est là que se joue alors, depuis plusieurs semaines, le même rituel, crucial dans le déroulement de la manifestation. Les plus radicaux se rassemblent sur le terre-plein central, alors que nombre de manifestants se rapprochent des cordons de CRS pour réclamer l’accès à la place du Marché aux Fleurs, l’un des points de chute traditionnels des manifestations montpelliéraines. Ce à quoi, les policiers répondent par un silence impassible tandis qu’un de leurs collègues filme les manifestants. De petits groupes joviaux et excités se détachent et viennent plus directement à leur rencontre. « Enlevez vos casques, venez avec nous ! », « C’est notre police, la police est au peuple ! vous êtes sensés nous protéger, pourquoi vous êtes violents avec le peuple ? Laissez-nous passer, laissez-nous manifester », « On est avec vous, vous êtes avec nous, on se bat pour vos enfants, vos familles, vos vies », « Pourquoi tu veux me faire mal ? Regarde-moi, je suis comme toi, on est pareil ! », « Vous vous faites avoir ! vous êtes manipulés ! Vous êtes les putes de l’état ! ». A chaque fois, c’est le même rituel, comme des petites scénettes où les héros, encouragés par le public, s’adressent de manière dramatique à un chœur qui ne répond pourtant pas. En toile de fond, les slogans répétés par les manifestants : “Macron démission ! Macron démission !”, quelques insultes et quolibets jetés de loin. Une jeune femme avec un déguisement de poule fend la foule avec son tambour pour battre un rythme martial qui encourage les protestataires dans un mouvement dansé qui se nasse toujours plus près des policiers.
Tout le monde ici sait comment la suite va se dérouler. Les esprits vont s’échauffer petit à petit, quelques bouteilles vont être lancées sur les CRS depuis le terre-plein par les groupes radicaux, sous la réprobation d’une partie de la foule. Les pacifistes viendront se mettre entre les CRS et celle-ci pour appeler tout le monde au calme. Bientôt les premières sommations, inaudibles au-delà d’une vingtaine de mètres à cause du bruit ambiant et de la faible puissance du mégaphone utilisé, sont annoncées. Tout le monde enfile son masque anti-gaz, ses lunettes, se prépare à la dispersion. Un certain nombre des manifestants quittent préventivement la place, mettant fin à leur participation.
Surprise, cette semaine la réponse des forces de l’ordre se veut plus graduelle, après un acte X dispersé très énergiquement à la lacrymogène. Les policiers sortent les lances à incendie et se mettent à arroser abondamment la place. Les manifestants se regroupent sur la partie qui échappe à la pluie et scandent “Tout le monde déteste la police !” Seuls les groupes radicaux restent présents à l’avant, dont certains tentent maladroitement de contrer les jets d’eau avec des pancartes ou de leur propre corps. La partie commence, il s’agit de tenir les lieux le plus longtemps possible, tandis que pour le camp adverse, il s’agira évidemment de les faire se vider. Un esprit un peu ironique se dessine sous les actions des protestataires, qui continuent de brandir ostensiblement leurs pancartes tout en se faisant doucher. Mais bientôt la réponse tient aussi dans des jets de projectiles, de plus en plus nombreux, sur les lignes de CRS, tandis qu’autour, la foule s’échauffe et les encourage de loin. Les insultes fusent d’un côté vers l’autre.
Un quart d’heure d’arrosage plus tard, les premières grenades lacrymogènes dispersent la foule dans les rues adjacentes tandis que les black-blocs se rassemblent sur le terre-plein et entament un caillassage un peu approximatif. La plupart des manifestants descend petit à petit vers la place de la Comédie, tandis que des gilets jaunes passablement mis en colère par la dispersion restent aux abords de la place en exprimant leur mécontentement par des insultes et réprimandes à l’adresse des policiers. Beaucoup, qui n’ont pas forcément l’habitude de manifester, vivent cela comme un empêchement injustifié d’exprimer leurs droits. Un certain nombre, assez important, se joindra naturellement aux ultras dans l’expression de leur violence.
Il ne m’appartient pas de juger de la pertinence politique du maintien de l’ordre mis en place par le gouvernement pour répondre à ces manifestations non déclarées et au nombre ou à la teneur imprévisible. Toujours est-il qu’il est certain que, plutôt que de prendre une forme passive sensée assurée la sécurité des lieux investis par les manifestants, elle se tourne vers une logique offensive de délogement territorial qui passe par la dispersion totale de la manifestation et la poursuite des réfractaires. On peut estimer que si la réponse des compagnies de sécurité, évidemment dictée sous les ordres du préfet, s’en tenait à la protection des lieux et des personnes, les manifestants seraient plus à même de niveler les comportements agressifs, qui sont généralement pointés du doigt par la majorité dès leur première intervention et ne se déploient véritablement dans la violence qu’une fois le cortège dispersé. En effet, celui-ci étant composé à 90% de manifestants pacifiques, les black bloc largement minoritaires et qui, en outre se mêlent aussi à la foule en portant des gilets jaunes, ne peuvent se permettre une trop forte stigmatisation collective. Or, la rapidité et l’intensité avec lesquelles intervient la réaction policière empêche la manifestation de s’autoréguler et de juguler ses éléments perturbateurs. La grande majorité de la foule pacifique est dispersée (dans l’indignation) tandis qu’une minorité se mêle au black bloc et continue de manifester, dans l’invective et la revendication. Les groupes radicaux constituent donc la mèche d’une bombe que les forces de l’ordre mettent à feu.
Plusieurs gilets jaunes isolés éclatent d’une colère sourde contre les forces de l’ordre : « On est le peuple ! De quel droit tu nous gazes, fasciste ? ». Un CRS semble un peu étourdi par sa propre grenade lacrymogène, lancée maladroitement. « Alors, ça pique ? Connard! Tous les week-end, tu me le mets dans les yeux ton gaz de merde! Maintenant tu vois ce que ça fait! » « Ah, bravo les gars ! Bravo ! La fine équipe ! »
Le jeu du chat et de la souris peut commencer, qui suscite l’excitation, on le sent, dans les deux rangs opposés. Les protestataires sont repoussés à coup de gaz lacrymogènes vers la place Jean Jaurès, où les parasols des restaurants se font rapidement piller pour en récupérer les lestages et les briser afin d’en faire des projectiles. Certains préparent leurs « bombes à excréments ». Quelques pionniers s’adonnent à un caillassage anarchique face à des forces de l’ordre qui s’avancent méthodiquement en lignes successives, tout en envoyant de petits escadrons contenir les possibles goulets d’évacuation que représentent les innombrables ruelles jalonnant les lieux. Une rafale de feux d’artifices est lancée sous les applaudissements et les cris de joie pour contenir leur progression. Les premiers tirs de flashball sont entendus.
l est à noter qu’il existe deux types d’attitudes chez les black bloc et manifestants qui se transforment en protestataires. La première, qui est la plus visible, et sur laquelle se base le gouvernement Philippe pour justifier la stratégie des forces de l’ordre, est celle des « casseurs », qui s’attaquent au mobilier urbain, saccagent des banques, assurances ou symboles de l’état, prélèvent des pavés pour les jeter sur les forces de l’ordre, et vont parfois jusqu’à des situations de corps à corps qui peuvent aboutir à de graves blessures d’un côté comme de l’autre. La seconde révèle la profonde politisation qui traverse le mouvement : des protestataires pacifistes, qui ne versent pas dans la violence, mais se placent en opposition et luttent pour maintenir dans la réalité leur droit de manifester. On les voit ainsi, masqués et casqués, se placer au-devant des CRS, au beau milieu des gaz, brandissant des pancartes ou banderoles couvertes de slogans, ou simplement se mettre en travers des flashball avec des boucliers renforcés (ou non) confectionnés préalablement. Une désobéissance civile qui peut se contenter de simplement rester sur les lieux en dépit des admonestations de la police et de prendre la fuite à son approche. Si certains semblent spécialisés dans les poubelles qui brûlent, d’autres dans les barricades, tous ceux qui résistent ne sont pas forcément violents. Contrairement à l’idée d’une véritable guerre civile que distillent souvent les médias, dans le cas des gilets jaunes à Montpellier, il semble qu’une majorité des protestataires qui tiennent le pavé face aux forces de l’ordre s’adonne à la seconde stratégie, qui relève plus d’une sorte de jeu de stratégie urbaine que d’une violence révolutionnaire en bonne et due forme.
Rapidement, la place est submergée par le gaz lacrymogène tandis que résonnent les explosions des grenades et des cris hargneux des manifestants qui reculent lentement vers la place de la Comédie. Les street-médics sont à pied d’œuvre pour asperger de maalox ceux qui ne s’attendaient pas à la violence du gaz, qui irrite très fortement cloison nasale et gorge, provoquant des pleurs incessants et douloureux. Des gilets jaunes qui participaient sans protection à la manifestation semblent littéralement fous de rage de s’être faits expulser et entrent à leur tour dans la violence, devenant plus virulents à chaque vague lacrymogène qui les prend logiquement de plein fouet. Ils se mêlent au lancer de pavé et à la destruction des terrasses.
Les CRS envahissent la place et toute la foule est rapidement nassée sur la Comédie, sur laquelle de nombreux manifestants gilets jaunes sont encore présents. On peut distinguer trois ou quatre cent protestataires qui battent anarchiquement le pavé en attendant que les CRS délogent les derniers récalcitrants des rues. Ce nombre, étonnamment élevé pour une ville comme Montpellier, semble refléter la radicalisation progressive de partisans du mouvement. J’ai pu le constater sur les quatre semaines précédentes de la manifestation. Partis d’un groupement d’ultras qui avaient notamment bloqué la gare en en investissant les rails, on retrouve aujourd’hui parmi les “résistants” des protestataires bien plus nombreux et qui ne s’identifient pas forcément comme tels, mais comme de simples manifestants engagés dans l’expression de leur droit. Des gilets jaunes. Tous les profils sont désormais mêlés au sein de l’action d’opposition à la répression.
Du mobilier urbain est rassemblé : grandes plaques et grilles de chantier, poubelles, chaises, tables… Bientôt, les policiers arrivent en grand nombre et cernent tout le côté sud de la place. Les lacrymogènes fusent et plongent rapidement celle-ci dans un brouillard irritant. Des protestataires viennent provoquer la police en prenant des poses au milieu du gaz, non sans lâcher de copieuses insultes. Des tirs de flashball et de lacrymo éclatent en réponse, mais personne n’est directement touché.
Les ultras organisent deux barricades à l’aide de grands panneaux d’OSB rapidement tagués de slogans. Le but sera de les tenir le plus longtemps possible. On se relaie derrière, on avance vers les CRS bientôt rejoints par des éléments de la BAC. On caillasse, à tour de rôle, caché et protégé maladroitement par les panneaux de bois. Alors que je me range sur le côté pour éviter la réaction policière, un caillou éclate sur mon casque. « Fais gaffe, ils renvoient les pavés ces fils de pute » me glisse un homme encagoulé et masqué passant près de moi.
Juste derrière les barricades, une grosse enceinte diffuse un rap hardcore révolutionnaire, dont les paroles sont plongées dans l’actualité des gilets jaunes. Les jeunes scandent les refrains en chœur et semblent se donner du courage par cette atmosphère festive, encouragée par la bière qui commence à sérieusement échauffer les ardeurs. Le caillassage se fait de plus en plus énergique et répété, les provocations verbales aussi. Une protestataire, protégée par un casque de moto, réexpédie les palets lacrymogènes vers leurs envoyeurs à l’aide d’une raquette de tennis. Tout un art.
Je suis surpris de remarquer, depuis le précédent acte, la présence de jeunes adolescents et d’enfants du quartier de la gare, parfois âgés de onze ou douze ans à peine, qui viennent par petites grappes arpenter la zone d’affrontements en jetant parfois en direction des lignes policières une pierre ou des insultes de leurs voix aigües. On entend le vocabulaire de la manifestation, mais aussi de la protestation, de la rage, sortir presque avec amusement de leurs bouches inconscientes du danger, au milieu des explosions des grenades de désencerclement qui commencent à entrer en action et des tirs de flashball qui s’éclatent contre les barricades. Un mimétisme dangereux, car la situation semble leur apparaître comme un jeu, pareil à ceux auxquels on s’adonne dans la cour d’école : les policiers contre les bandits. De facto, ils sont cette fois du côté des rebelles. Sauf que c’est au cœur d’une véritable escarmouche, non létale sur le papier, mais pas moins dangereuse, que leur jeu devient subitement, et sans qu’ils ne semblent en avoir conscience, une réalité. Qu’en est-il de la résistance du crâne d’un enfant sans protection face à un tir de flash-ball ? De sa capacité à s’extirper sain et sauf d’un mouvement de foule incontrôlé au milieu d’un nuage de gaz lacrymogène, ou de la charge d’une ligne de CRS ? Par sa gestion offensive de la présence et de l’activité de la foule, l’État demeure-t-il en mesure d’assumer son rôle fondamental de protection des individus sur la voie publique ?
Un blessé (victime d’un tir de flashball ?) s’effondre à l’autre bout de la place, rapidement encadré d’une équipe de streetmédics et d’un petit attroupement curieux, alors qu’un immense cordon de CRS suivi d’imposants fourgons alignés, avance comme une muraille mouvante sur tout le long de la place et s’apprête à repousser les protestataires vers l’Esplanade où des heurts vont se poursuivre alors que la nuit tombe. « Ce soir, c’est toute la nuit, on va les faire courir » lance un des black blocs encagoulés. Effectivement, les dégradations, courses poursuites et affrontements se poursuivront jusque tard dans la nuit pour environ quatre-vingt d’entre eux.
C’est une véritable traque qui se met alors en place pour contenir le groupe, dont le trajet est imprévisible et les tactiques rompues d’action collective permettent de se disperser et de se rassembler très rapidement. Là, peut-on reconnaître l’embryon d’ultragauche qui a généré la contestation violente initiale au sein du mouvement.
Des dégradations ont lieu sur plusieurs banques et sur des places, où les badauds aux yeux écarquillés par les réactions policières violentes et sans sommation, se tiennent à l’écart. « Non, mais pourquoi il tire comme ça ? Il est fou, il y a des civils au milieu ! Eh ho !! Il y a des civils partout là ! » s’écrie une jeune fille présente par hasard avec plusieurs amis, dont l’un s’est trouvé malencontreusement sur la trajectoire des tirs. Plus loin, une victime collatérale tombe malheureusement à ce moment sous un tir de flashball, un militaire en permission qui sortait d’un restaurant, au mauvais endroit et au mauvais moment, touché sous l’œil droit. Les témoins présents évoquent un tir à l’aveugle, désordonné, parti depuis un groupe de policiers de la BAC.
Au terme de cette manifestation, ce qui apparaît inquiétant est l’entérinement de fait de ce rapport de force entre protestataires et forces de l’ordre, qui se déroule véritablement comme un jeu dangereux dont chaque partie accepte les règles violentes. La politique de gestion de foule, privilégiée par le gouvernement, plutôt que celle du maintien de l’ordre et de la protection, apparaît comme le principal vecteur d’enracinement d’une radicalisation de populations qui ne se seraient jamais retrouvées dans les actes agressifs ou violents auparavant. En province, c’est en effet avec le phénomène d’urbanisation du mouvement que les préfets ont appliqué une gestion répressive de la foule, qui a abouti aux nombreux actes de violence policière constatés jusque-là et aux blessures infligées souvent arbitrairement aux manifestants. La proportion rapide par laquelle le nombre de manifestants enclins à verser dans la violence augmente démontre un phénomène de radicalisation qui se base très clairement sur ce qui est vécu comme une injustice par ceux-ci : l’entrave à leur droit fondamental de manifester en réaction à l’actualité politique. Et il est clair que l’ouverture du mouvement à des pans entiers de la société ne fait que conforter les gens dans ce sentiment, puisque maintenant des habitués des manifs, des militants, ainsi que des monsieur et madame tout le monde, sont là pour confirmer le sentiment de brutalité et d’incompréhension vécu par tous dans la réaction policière au fait de se rassembler.
Médiatiquement, le gouvernement justifie le choix de cette politique par des violences qu’il contribue donc à encourager et radicaliser. Dans les faits, on se rend compte qu’en guise de violence initiale des protestataires, on a en réalité ce qui ne sont que des provocations habituelles de la part des groupes d’ultras dans les manifestations, et ce depuis longtemps : jets de bouteille, pogos et échauffements contre les lignes de CRS, insultes. Actes qui auparavant n’appelaient qu’une attitude de protection de la part des CRS, ou dans les cas les plus violents, de neutralisation individuelle, et non collective. Aujourd’hui, la stratégie a changé, moins pour des raisons d’agressivité que pour des raisons politiques semble-t-il tant les éléments de langage visant à délégitimer l’ensemble du mouvement par sa frange violente (présentée comme une opposition illégitime, après les concessions accordées par le gouvernement et l’organisation du grand débat), reviennent dans les déclarations du ministre de l’intérieur C. Castaner, du président de la République E. Macron et de députés de la majorité.
La stratégie de la peur est donc de mise, mais ne risque-t-elle pas de se heurter à des écueils logiques ? Tels l’aspect pluriforme et diversifié des profils des manifestants, la volatilité de leur présence chaque semaine, l’imprévisibilité de leurs moyens d’action et de revendication, les rouages judiciaires inutiles qu’entraînent les nombreuses interpellations sans suite, mais surtout le réveil d’une société civile, aujourd’hui plus que politisée et consciente de son histoire, mobilisée dans son ensemble contre la violence aléatoire de la répression et la volonté du gouvernement de ne rien changer à l’esprit global de sa politique.
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